Mon parcours avec le monde hospitalier, avec les enfants malades et hospitalisés

 La faculté de Médecine où je pénétrai pour la première fois, assez ému, un jour de 1964, était un monde étrange, un monde à part, une sorte d’enclave dans le monde étudiant d’alors. Ceux qui y régnaient sans partage étaient les « Majos », majorité se disant apolitique du syndicat étudiant local. Décorés comme des arbres de Noël de faluches à insignes, ils étaient l’expression étudiante d’une droite folklorico-réactionnaire qui dominait les facultés de médecine avant que 1968 ne les emporte. Leur activité principale consistait à disqualifier toute réflexion possible, au nom de la tradition et du respect du aux maîtres, qui se manifestait par le juste et respectueux maniement du mot Monsieur et par le port du nœud papillon. C’était un monde clos, corseté. C’est que nous n’étions pas, selon eux,  des étudiants comme les autres, nous étions des étudiants-médecins. Ainsi titrait fièrement leur revue, placée sous le patronage comique d’un médecin du 16ème siècle nommé Rondibilis. C’était d’ailleurs un patronage immérité : le nom de Rondibilis apparaît dans le Tiers Livre de Rabelais. Il s’agit de Guillaume Rondelet, un médecin qui eut parmi ses élèves François Rabelais, et qui fut un authentique novateur.

Mais il s’agissait bien de Rabelais ! C’était un monde clos, corseté d’autorité, un monde à nœuds pap. J’y sentais instinctivement tout ce qu’il y avait de dépassé, d’antihumaniste ou plutôt de pré-humaniste dans une conception de la médecine étrangère à toute prise en charge collective qui échapperait tant soit peu au fameux colloque singulier. Je ne savais pas encore sur quel ton de douce et ravageuse ironie le Michel Foucault de « Naissance de la clinique » en avait dressé inventaire : « le vocabulaire faiblement érotisé de la « rencontre » et du « couple médecin-malade » s’exténue à vouloir communiquer à tant de non-pensée les pâles pouvoirs d’une rêverie matrimoniale ». Mais « les miracles ne sont point si faciles », conclut-il. De mon côté j’entendais des formules toutes faites telles que la rencontre nécessairement réussie entre « une confiance et une conscience ». L’implicite de cette  formule c’est que confiance et conscience pouvaient se rencontrer mais pas s’échanger. Chacun son bien, comme si le médecin ne pouvait qu’être conscient, et le patient qu’accorder sa confiance. Mais la confrontation de ces idéaux avec le réel importait peu, ce qui nous était demandé c’était d’y croire sans poser de questions. Le refus, ressenti avant d’être argumenté, de cette vision du monde et du soin fut à la source de mes premiers engagements syndicaux et politiques, avant d’être associatifs.

Les photos annuelles de service sont aujourd’hui un rituel à peu près disparu. En 1999 l’exposition des 150 ans de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (« Des hommes, des femmes, un hôpital- Le personnel de l’AP-HP témoigne » sous la direction de V Rousset et Y Spadoni, Doin éditeurs, mars 1999. « Regards sur l’hôpital Broussais » Anne Véga et Marie-Christine Pouchelle, AP-HP 1999) a été l’occasion de s’y replonger. Elles montrent, sur les visages des surveillantes en uniforme comme des médecins, dans ces regards droits et sévères, une singulière assurance. On était fort, sûr de  soi et de sa légitimité à être là, adossé à tout un ensemble humain qui transcendait et supportait les individus. Cela faisait des dos droits, plutôt raides il est vrai.

.Ainsi de ce témoignage sur le fonctionnement d’un service hospitalier en 1951, décorum très ritualisé de la présentation de malades : « Serrés dans leurs blouses et leurs tabliers blancs, irréprochables, alignés par ordre hiérarchique dans l’amphithéâtre, les deux professeurs assistants au premier rang, puis les cinq chefs de clinique, les cinq internes, les 24 externes nommés sur concours et les 80 stagiaires ou visiteurs se lèvent d’un bond, lorsqu’à 11 heures précises Jean Quénu, chef de service, ouvre la porte. D’un léger hochement de tête, il autorise l’assistance à s’asseoir et il commence d’une voix monocorde, dans une langue parfaite, une leçon lumineuse de trois quarts d’heure. Puis, sans hâte, le maître, seul ou suivi de quelques fidèles, quitte les lieux… ».

Le propos n’est pas de juger, avec le recul du temps ce serait trop facile. Tout cela a eu sa noblesse. C’était un monde clos sur lui-même, un système solide, cohérent et rassurant, même si par ailleurs il savait bien réduire ses déviants au silence. Même si l’externe terrorisé dont on venait de déchirer publiquement l’observation médicale qu’il avait écrite, après avoir ridiculisé la présentation de malade qu’il avait tenté de faire, était peu sensible à cette solennité. On devine que le véritable centre de la vie du service est là, dans cette dramaturgie du savoir sur la maladie, dans cette célébration hebdomadaire où l’entreprise clinique se relégitime elle-même.

Les codes vestimentaires parlent, on voit même s’y ébaucher des gestes de résistance. « A l’époque il fallait voir comment on était habillées. On mettait des minijupes et il y a eu aussi l’époque des chaussettes rouges, on passait devant la surveillante juste pour la faire râler : elle nous paraissait « vieille », en fait elle avait peut-être quarante ans… »  Et puis un jour cela a changé : Il y a eu ce moment historique où les soignants sont devenus « beaux ». J’aurais tendance à le dater des grandes grèves infirmières des années 80, d’où émergea la notion du rôle propre infirmier. Mais n’était-ce pas une reprise différée, dans ce milieu particulier, de tout ce qui avait été mis sur la table sans pouvoir être réglé en 1968 ?  « On a troqué les voiles et les tenues de jersey pour des vêtements de coiffeuse, on a mis des chapeaux et des chaussettes assorties… ». Pas par hasard c’est à ce moment que les soignants deviennent plus visibles et se donnent à voir, non plus en groupe compact et anonyme, mais dans leur individualité. Et c’est à ce moment que les photographes, dessinateurs et aquarellistes entrent à l’hôpital pour y travailler.

Ce que je voyais chaque matin, jeune stagiaire hospitalier puis externe, c’est que le patient était effectivement seul. Mais pas les médecins qui à la visite matinale échangeaient devant sa « pancarte » des discours savants, discours sur lui ou plutôt sur la maladie dont il était porteur, mais auxquels il restait parfaitement étranger. Quant au colloque il se limitait aux questions qui lui étaient posées. Mais dans ses réponses, ne méritait considération que ce qui pouvait contribuer à la démarche diagnostique. Il n’y avait aucune place pour une parole autonome du patient. Si ses dires  ne pouvaient être traduits en matériel utilisable par le raisonnement médical, en élément de sémiologie, ils n’existaient tout simplement pas.

Il a été longtemps facile pour les professionnels de penser que l’accomplissement de leur tâche contenait en lui-même son propre sens. La certitude de faire le bien pouvait passer pour auto-suffisante. Toute explication était par conséquent superflue devant l’évidence du faire et de ses résultats. Albertine Sarrazin (« L’astragale ») hospitalisée après son évasion et son accident, racontait comment, lors de la grande visite, elle tentait de savoir ce que le chirurgien lui avait fait, et comment l’assistant lui lançait négligemment : « Oh, un travail magnifique, magnifique, vous pouvez être fière… » avant de passer au lit suivant…. Il faut s’en contenter, puis vient un jour où cette question, somme toute normale, exige une réponse qui ne soit pas de pure forme. Vient un jour où tout cela ne peut plus continuer en l’état. Et c’est, pas par hasard, une Albertine Sarrazin, cette « mauvaise fille » (fugueuses, vagabondes, prostituées, délinquantes…) qui dénonce comme en passant l’hôpital des années 50. La révolte ne se partage pas.

En toute innocence, en toute bonne foi, les Bergier et Pauwels du « Matin des magiciens » prennent cette situation comme exemplaire de ce qui ne peut pas (ne doit pas ?) être communiqué, dans ce qui fut dans les années 60 la nouvelle bible conspirationniste à base de sociétés secrètes et de Supérieurs Inconnus disposant de pouvoirs formidables et menant le monde en sous-main : « Il suffit de songer à la conversation des médecins autour du lit d’un patient à l’hôpital, conversation à haute voix et dont rien pourtant n’arrive à l’entendement du malade, pour comprendre ce que nous avançons sans noyer l’idée dans les brouillards de l’occultisme, de l’initiation, etc… ». Si l’on comprend bien, quand bien même les médecins désireraient expliquer à l’intention du patient ce dont il est question pour lui, ils ne le pourraient pas. Ils ne se posent d’ailleurs pas la question. Il ne s’agit même plus d’omission ou de dissimulation plus ou moins volontaire mais de langages forcément hétérogènes, d’une différence de nature. Médecins et patients ne font plus partie de la même espèce, ils se côtoient sans se comprendre, et il se produit certains événements qui touchent au corps et à la vie des seconds mais que seuls les premiers seraient aptes à décrire. Nous sommes au bout d’un processus, dans l’absurde.

ll me fallut attendre les années 90 pour lire ces lignes lumineuses où je reconnus tout de suite une position personnelle de base : « Au cours de ses études, le médecin d’aujourd’hui commence par apprendre que le point de vue du patient sur sa maladie fait partie de la maladie. Par définition, le savoir médical n’a cure de l’opinion du malade, lequel ne peut justement avoir que des opinions » (Lawrence Conrad, Michael Neve, Vivian Nutton, Roy Porter, Andrew Wear, « Histoire de la lutte contre la maladie », Ed. Empêcheurs de penser en rond, 2003). Je regardais dans les publicités de la « Revue du Praticien » les scènes d’échographie, alors en plein essor. Ce n’était pas la prouesse technique qui m’intéressait mais la direction des regards. L’écran captait celui des soignants qui bien sûr en attendaient ce que l’examen clinique seul ne pouvait leur dire. Mais il y avait aussi la solitude du patient dont le regard se perdait dans le vide et que personne ne regardait.

En cours d’anatomie, nous disséquions des cadavres formolés. Le traité d’anatomie, le « Rouvière » nous en donnait à voir des représentations, et c’était beau de s’absorber là-dedans, de les reproduire, de les apprendre. Mais une question demeurait. Je me demandais ce que l’anatomie des cadavres avait à nous apprendre sur celle du vivant désirant, en mouvement. Dans l’étude des maladies je me demandais ce que la médecine avait à nous dire sur la santé, alors définie comme « silence des organes » ; définition purement négative qui revenait à dire que de la santé la médecine n’avait rien à dire. Dire d’un mécanisme qu’il est silencieux ne nous renseigne pas beaucoup sur ce que son fonctionnement accomplit. Bref quelque chose manquait.

L’autre face c’était tous les matins, en stage… Ecoutons Boris Cyrulnik, à peu près à la même époque « Nouvel Observateur N°1939) : « Il y avait des salles de 60 lits. Les conditions de vie des malades dans les hôpitaux (psychiatriques) étaient ignobles. Ils vivaient dans le pus et les excréments ». Mais, ajoute-t-il, « c’était super », et pourquoi cela ? : « J’ai fait mes études à une époque où la médecine était montante. C’était une extase constante. J’aurais du être désespéré. Mais je n’habitais pas ce réel dégueulasse : j’habitais l’utopie du progrès. Je me disais : on va trouver des médicaments, de nouvelles techniques… C’est seulement ces dernières années que l’on s’est rendu compte qu’il n’y a pas un seul progrès qui n’ait des effets indésirables ». Dur retour au réel…Et les patients, eux, où habitaient-ils ? Et combien de professionnels ne l’ont pas habité, ce réel exaltant et dégueulasse, parce qu’intérieurement ils ne le pouvaient pas ?

Ecoutons Anne-Marie Pabois (« La plénitude des savoirs », Pratiques N°18 « Quels savoirs pour soigner ? ») : « Le pire, je l’ai connu lors d’une « initiation hospitalière » dans les années 70. « Etudiante » en 3ème année de médecine, je suis « responsable de dix lits d’hôpital » et donc de Mme F. une frêle et diaphane jeune femme de 20 ans, d’une pâleur d’autant plus frappante qu’elle a perdu toute sa pilosité ; épuisée, elle reste toute la journée allongée et pleure de ne pas voir ses deux pitchouns. Le matin, je passe longuement la voir, lui parler, la consoler. Trois jours passent et, un matin, dès mon arrivée à l’hôpital, le dragon du service m’accueille d’un : « Ce matin vous ne restez pas dans le service. Le patron veut que vous preniez le dossier de Mme F et alliez voir son autopsie : vous lui direz pourquoi elle est morte ? ? ! ! ! » Et j’ai dû y aller, et j’ai dû voir…tout et… elle avait mon âge. Je ne peux rien dire de plus : le reste est indicible ».

Méthode anatomo-clinique pas morte ! J’ai connu à peu près la même expérience. C’était une adolescente qui se mourait d’hépatite chronique. Tous les matins je lui faisais les ponctions qui soulageaient son ventre gonflé de liquide, et j’apprenais à le faire en le faisant, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Je souffrais d’avoir à lui faire mal et elle faisait de son mieux pour ne pas se plaindre. Un matin je ne la vis plus, lit refait au carré, vide, et de la jeune fille il n’était plus question. J’ai résisté, à ma manière, mais le jour de l’autopsie j’y suis allé moi aussi. Aujourd’hui seulement je réalise que j’y suis allé…seul ! Ce qui était parait-il indispensable à ma formation n’intéressait apparemment personne d’autre. Après, personne ne me demanda pourquoi ou comment, selon moi, cette jeune fille était morte. Les médecins attendraient tranquillement le rapport d’autopsie qui en général prenait son temps, même pas sûr qu’ils le liraient. Alors, enseignement ou brutale initiation ?

Je me souviens aussi de mes premières interrogations sur le monde de la médecine dans lequel je pénétrais et que j’essayais de comprendre, sur l’enseignement qui nous était donné, et il était question de regards. Devant les images de la technologie médicale alors en plein essor mon interrogation était celle-ci : quand le praticien regarde, disons l’écran de l’échographe, je vois que le regard du patient est lâché et se perd dans le vide ; et qui le regarde, lui ? Cette divergence des regards me paraissait créer un problème nouveau. Mais qui nierait les bienfaits de l’échographie ?

L’anatomie qui nous était enseignée était celle des cadavres, forcément, mais quid de l’anatomie du corps vivant, désirant, en mouvement ? On dit que les anciens chinois n’ont pas développé de science anatomique (donc pas de chirurgie), non parce qu’ils en étaient incapables, mais parce que, ne se permettant d’« ouvrir » que des cadavres de basse condition, ils ne pouvaient imaginer que l’intérieur des gens de qualité était identique. Or c’e sont ces derniers qui réclamaient leurs soins. Ce savoir leur aurait donc été inutile. Et hormis l’examen des pouls il n’était pas question de toucher le corps malade, sans même parler de le dénuder. Ils ont donc développé une science extrêmement raffinée de l’observation à distance : tonus général, motricité, ton de voix, aspect de la peau, expression du regard, tout ce que nous désignons sous le terme d’habitus. A cette impasse conceptuelle nous devons peut-être l’acupuncture.

Bref, je voulais savoir ce qu’était la vie, mais la médecine n’enseigne pas cela. La lutte contre la maladie n’est pas la même chose que la santé, de même que la santé ne résume pas ce qu’est la vie. La vie c’est le regard. L’étudiant en médecine apprend cela sans qu’on le lui enseigne, lors de ses premières rencontres avec la mort. Disons plutôt qu’il reçoit cette information, assez brutalement, à la faveur d’un stage hospitalier… et la met en réserve, à charge de la comprendre plus tard. La mort, celle que l’on rencontre dans une salle commune, c’est avant tout les yeux morts, les yeux sans regard avec cette ombre bleuâtre qui étonne.

L’apprentissage de l’étudiant c’était aussi l’observation médicale du patient, écrite avec soin par l’externe, lue avec terreur devant le « staff » médical. Observation… il s’agit encore de regard, mais de quel regard, quand le projet de notre médecine hospitalière était d’observer le patient comme on le ferait pour « les astres ou une expérience de laboratoire »[i]?

[i] JCh Sournia cité par Michel Foucault dans « Naissance de la clinique », PUF Paris 1963

Tout semblait gelé, immobilisé dans une tradition vermoulue, des rapports sociaux qui avaient perdu leur sens. Une scène m’avait marqué, j’étais alors jeune externe : une infirmière répondait ainsi aux remontrances d’un chirurgien mécontent : « Mais Monsieur, c’est le manque de personnel ». Elle ne disait pas « Monsieur en ce moment ici nous manquons d’effectif, une telle est enceinte, une autre en arrêt… Je ne connaissais pas le terme à l’époque mais c’était cela : elle essentialisait. Comme si elle posait sur la table une sorte de fétiche tout-puissant qu’elle nommait manque de personnel et qui aurait eu le pouvoir de répondre à toute critique possible. Sa réponse était marquée d’une désolation impuissante qui empêchait toute discussion sur l’état réel des effectifs dans ce service… Et qui ne pouvait appeler, en retour, que le « je m’en fous, je veux… » du médecin. Le « manque de personnel » était devenu comme un dieu mauvais, un être doué d’une volonté propre, d’une énergie à lui qui s’opposait à ce que le travail soit fait. La nominalisation faisait son œuvre, les noms, à l’inverse des verbes, n’ayant pas toujours de contraire.

Années 60… Epoque de la domination d’organisations ouvrières  se situant uniquement sur un terrain quantitatif (« Des-crédits-pour-la-santé ! »), et même sur ce terrain trahissant leur mission et leurs promesses au fil des « journées d’action » où la combativité s’épuisait dans le vide. L’unique avantage de cette conception était de prendre en compte le collectif, même si c’était sous une forme mystifiée, dévoyée et partielle. Mais un collectif clos sur lui-même, qui évitait soigneusement de remettre en cause les rapports de pouvoir. Au contraire on respectait les « toubibs », ceux qui savaient, on les respectait un peu trop. Ce sont ces derniers au contraire qui seront sévèrement contestés en mai 1968 et après. Et c’est, en juin, l’alliance des médecins chefs de service et des cadres CGT qui mit au pas tout le bouillonnement de l’hôpital de cette période. Cela n’alla pas sans mal, spécialement dans des lieux comme le centre hospitalier et la Faculté de Médecin Necker-Enfants Malades. Dans « Le Savoir-déporté. Camps, histoire et psychanalyse » (Ed du Seuil 2004), la psychanalyste Anne-Lise Stern rappelle que ce fut « l’un des rares hôpitaux (le seul ?) où la grève étudiants-personnel hospitalier avait été conjointe ». Mais il y avait là aussi Ginette Raimbault, Jenny Aubry et bien d’autres…

Après le déclin de cette vision quantitative la conception individuelle reprendrait le dessus, recyclée dans le moule laïque sous le terme d’humanisation des soins : don de soi à assumer par soi-même. Et bientôt dans un nouveau recyclage du même, appel aux ressources intérieures de chacun et au développement personnel oubliant toute dimension collective… La place du diable devenue vacante serait alors réoccupée par la résistance au changement. Le collectif n’existerait plus ou se réduirait à la somme arithmétique des individus. L’organisation du travail serait soit considérée comme une donnée naturelle, et alors on n’en parlerait plus tout en la subissant, soit apanage de spécialistes parlant un langage obscur. De l’individuel religieux on serait passé au collectif-quantitatif, puis de nouveau à l’individuel mais laïcisé au moins en apparence…

Tout ceci gardait bien des traces d’un état antérieur de l’hôpital, dominé par l’institution religieuse et appuyée sur une conception individuelle du lien soignant-soigné avec pour objectif non la guérison mais la rédemption des péchés. La maladie est le mal, l’œuvre du diable en nous, le résultat de la chute originelle. Logiquement la douleur n’est pas niée mais elle n’est pas non plus combattue : elle est normale puisque le mal est dans le monde, résultat du péché.  La maladie est une faute, il faut donc payer pour guérir…

Cette morale de la rétribution (dite « judéo-chétienne » par une abusive simplification) peut même être partagée par le soignant, le patient et son entourage. La pénibilité du soin passe alors pour un gage d’efficacité. La potion amère est forcément plus efficace et la piqûre toujours plus « forte » que le médicament pris par la bouche même quand la pharmacocinétique apporte la preuve du contraire, comme dans le cas du paracétamol. Ainsi nous avions pris l’habitude de réaliser des audits annuels sur la douleur des enfants quand ils quittaient la salle de réveil. Bien des insuffisances ont pu être ainsi dépistées et corrigées, l’une d’elles concernait les otoplasties, les opérations de grands enfants affublés d’oreilles décollées. Pourquoi les otoplasties ? Est-ce parce que nous pensions être là pour guérir des maladies et qu’il était difficile de donner le statut d’enfant malade à ces grands enfants qui supportaient mal leur propre image ainsi que les moqueries des autres enfants ? Ou bien, en poussant plus loin, du fait d’une conviction implicite, jamais verbalisée mais qui n’en influençait pas moins les comportements : il faut souffrir pour être beau ?

Marginalité

Autant le dire clairement : j’étais un marginal. Il y a le centre et il y a la marge. Ceux qui sont au centre et s’en trouvent bien sont un peu comme le poisson qui voit dans l’eau mais ne voit pas l’eau, qui ne sait pas qu’il y a l’eau et vit ainsi. Façon de dire qu’ils sont comme un poisson dans l’eau. Moi, toujours décalé, j’étais dans la marge. C’est vrai je respirais un peu moins bien que d’autres, mais c’était peut-être le prix à payer pour voir mieux ou plus vite ou autre chose…

La langue anglaise a quelque chose à en dire. To understand c’est comprendre, mais c’est, mot à mot, se tenir en dessous comme le garagiste sous la voiture, ou en contre-plongée, à voir le dessous des choses. Dans son « Journal » Franz Kafka a su parler en connaisseur de cette position particulière : voir « sous les décombres », voir « autrement et plus de choses que les autres ». Je sous les décombres plus exactement j’étais sous l’eau qui était pour moi un refuge commode, et je voyais l’eau. Voir l’eau cela signifiait qu’à aucun moment je ne pouvais cesser d’être conscient, observant. Jamais je ne pouvais simplement être là, un parmi les autres. Voir l’eau c’était voir entre les êtres et les choses, être attentif à ce qui passait entre, à ce qui liait et séparait.

Je n’échappais par pour autant à un climat de conformisme où le questionnement était mal vu et vite découragé. Quand un professeur nous parla pour la première fois de « coupes » radiologiques (ce que l’on appelait, avant le scanner, des tomographies), je crus de bonne foi que le patient était découpé en fines tranches puis recollé tant bien que mal. Je ne peux qu’espérer, rétrospectivement, avoir été le seul … car je n’osai pas demander des précisions ! Qu’avaient compris au fait mes condisciples, qui eux non plus n’en demandaient pas ?

A l’hôpital comme ailleurs la rigidité des institutions soutient les individus, mais c’est aussi un mécanisme de pouvoir qui sait très bien éliminer sans bruit ses déviants. Ils ont alors deux choix : s’exclure du jeu, ou agir sur leur environnement afin qu’il devienne pour eux un peu plus habitable. La chance aidant, ils peuvent se trouver rejetés dans une périphérie où ils découvriront une paradoxale liberté d’action. Le professeur d’anesthésiologie qui, m’écartant de son service, me prédit que je ne serais jamais anesthésiste-réanimateur faisait erreur, mais il n’avait dans un sens pas tout à fait tort. Tout au moins dans sa conception de  ce que devait être un anesthésiste-réanimateur. Simplement ce professeur ne pouvait envisager le deuxième terme de l’alternative. Il ne savait pas ce que c’était que d’être assez fou pour décider que c’est la réalité qui devait changer, au moins suffisamment pour que je puisse y vivre !

J’avais sans doute bien des raisons personnelles, que je ne compris que bien plus tard et un peu à la fois, de ne pas supporter le regard objectivant. Une brève scène de la vie quotidienne en crèche permettra de saisir sur le vif ce moment où le regard se transforme devant l’irruption de la maladie, et les effets que cela peut produire sur le bébé[i]. Gabou, superbe nourrisson d’origine africaine a ce jour-là de la fièvre, raison pour laquelle sa nounou familière pénètre, portant le bébé, dans la réunion d’équipe pour demander conseil. Alors brusquement, les visages et tout le style relationnel des personnes présentes changent, se chargeant du souci de la meilleure conduite à tenir. Il est toujours question de Gabou, mais il ne s’agit plus de lui, il s’agit de sa fièvre. Le regard porté sur lui ne voit plus la personne, sans qu’il s’agisse pour cela d’agressivité ou d’intention de nuire. Ce n’est plus le regard de tous les jours, c’est un regard qui « observe » le symptôme-fièvre et ne voit plus l’enfant. Alors Gabou ne reconnait plus ses nounous familières. Et parce qu’il les sent différentes il se sent seul et différent, et pour la première fois il manifeste une surprise inquiète devant sa propre main noire posée sur la poitrine blanche de la nounou.

La réaction de la psychologue présente est proprement géniale. A mi-voix elle entonne la chanson de Nougaro « Armstrong je ne suis pas noir, je suis blanc de peau… ». Surprise dans la réunion d’équipe, il fallait oser ! On se regarde, et puis chacun regarde Gabou, et comprend. C’est de nouveau le bébé qui est là, son visage s’éclaire. Le bébé reprend confiance. Le monde est redevenu normal. L’intervention de la psychologue est une remise en ordre sans rappel à l’ordre. Elle a valeur d’interprétation en acte de ce lâchage involontaire. La chanson a surgi de la compréhension intuitive de la situation de l’enfant. Dans ce moment où le regard avait perdu sa fonction de miroir dans lequel le bébé se perçoit lui-même, c’est la voix chantée, à la fois musique et sens, qui s’y substitue et le restaure.

Imaginons maintenant une autre psychologue, moins inspirée, apostrophant les puéricultrices. Quel aurait été l’effet ? N’aurait-elle pas risqué un rappel à l’ordre, une injonction à ne pas sortir de son rôle de psy ? Et surtout aurait-elle obtenu cette restauration du regard ? Ces moments sont plus fréquents qu’on ne pense. Il ne faut pas sous-estimer leur potentiel de dévitalisation s’ils viennent à se répéter trop souvent, ce qui risque d’arriver précisément quand le bébé est malade, hospitalisé, quand son regard ne rencontre plus que les regards inquiets ou déprimés de ses parents, et celui des professionnels, tout occupés par le désir de bien faire et par la crainte de mal faire. Ces instants où le regard se vide, et qui attaquent de front chez le bébé le sentiment d’existence, peuvent être pour lui l’équivalent d’un moment de non-vie. Il importe alors, quoi qu’il arrive, que quelqu’un soit là, réellement là pour l’enfant.

Magloire saint-Aude

Le poète haïtien Magloire Saint-Aude a parsemé ses vers d’images saisissantes où l’on perçoit très bien ce moment où le regard change : « yeux effacés », « cils retombés retouchés sur l’eau le repos », « yeux sans eau, comme la fatalité », « cils de limon », « yeux en carton pourri », « cils vieux qui pèsent », « yeux farcis froids de soie »… Ecoutons-le :

« Mon guignol, à l’hommage découronné

Epaule, à mon gala, vos longs yeux froids

Et comme au bal des treize amis

J’écoute le Mongol aux yeux morts »

(Dialogue de mes lampes)[ii]

Et c’est alors un très long gala, un bal sans fin qu’aura à soutenir le bébé-poète qui, devenu « guignol », s’étant chargé d’un rôle, aura à réanimer dans le dialogue de ses lampes, c’est à-dire dans l’échange de regard à regard, les longs yeux froids de celle qui est devenue subitement étrange, étrangère comme pourrait l’être pour un Haitïen un Mongol…(Ce texte reproduit une chronique parue dans le N°50 de la revue « Spirale-L’aventure de Monsieur Bébé » sous le titre « Regards »)

[i] Pascale Rosfelter « L’ours et le loup, mondes imaginaires, cauchemars et jeux d’enfants » , Calmann-Lévy, Paris 1997

[ii] Magloire Saint-Aude, « Dialogue de mes lampes et autres textes: œuvres complètes », Jean-Michel Place, Paris 1998

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