Le soin et la douleur: comment s’effacent les traces du changement

La frayeur

Je n’ai jamais constaté de résistance particulière à utiliser, disons un nouvel antibiotique récemment mis au point, réputé plus efficace que les produits existants. Si le nouveau  médicament apportait vraiment quelque chose de plus c’est sans problème qu’il prenait sa place dans l’arsenal thérapeutique. Il n’en a pas été de même quand il fut question de douleur ou d’humanisation des soins. Il n’a pas suffi, tant s’en faut, que des moyens antalgiques soient mis à disposition pour que, dans l’enthousiasme, les professionnels s’en saisissent ! C’est que, contrairement à l’antibiotique, la douleur d’autrui nous implique en tant qu’humains, dans notre subjectivité.

Dès que l’on commence à parler concrètement de changements à apporter dans l’organisation des soins, cela induit d’autres changements, parfois bouleversants, dans les rapports inter-humains, changements qui ne vont pas sans crise. On se méfie, les rumeurs circulent, les tensions entre professionnels apparaissent. Progressivement la nouvelle pratique s’installe et ses bénéfices deviennent évidents. Alors tout change, on respire et on se félicite, on est soulagé, joyeux. Puis survient un phénomène étrange : on oublie.

Quand avec mes collègues anesthésistes nous avons décidé, en 1986, que dans le service de chirurgie ORL où nous travaillions, tous les enfants opérés des végétations bénéficieraient dés le lendemain matin d’une anesthésie générale, alors que jusque là, et depuis des décennies, les enfants de moins de deux ans étaient opérés à vif, il fallut assumer sur le terrain les conséquences de ce petit coup de force. Les résistances furent localisées et brèves mais assez violentes. Puis le temps passa et au bout de quinze jours on aurait pu croire que ce à quoi nous avions mis fin n’avait jamais existé, qu’il n’y avait jamais eu ici d’opérations sans anesthésie chez de jeunes enfants. Le passé était oublié, gommé  (Didier Cohen-Salmon, « En travers de la gorge- l’enfant, les amygdales-végétations et la douleur » InterEditions 1994).

Quand, un peu plus tard, nous avons décidé que les enfants de la « salle E », celle des « séries » d’amygdales-végétations, auraient droit à la présence de leurs parents comme les autres, il nous a suffi… de le dire pour que les choses changent, dans des circonstances il est vrai favorables avec l’arrivée d’un jeune chef de service ouvert aux innovations, le Professeur Eréa-Noël Garabédian. Il y eut les inévitables frictions et conflits du début. On nous opposa l’égalitarisme : tous les enfants n’auraient pas de visites, ceux qui n’en auraient pas souffriraient plus qu’avant. Puis cette ligne de défense se développa dans une direction imprévue. Pendant une quinzaine de jours une rumeur circula dans le personnel, partie d’on ne sait où : il allait y avoir des enfants volés, ces enfants sans visites allaient être volés par d’autres parents ou par des personnes en mal d’enfant ! Certains professionnels, paniqués, projetaient sur la réalité un fantasme de rapt d’enfant dont ils étaient en train de se dégager, dont ils avaient été les porteurs silencieux (mais pas les porteurs sains !) pendant des années. Tout cela passa et quelques semaines plus tard le refoulement du passé avait fait son œuvre… et on aurait pu croire que les parents avaient toujours été là.

La psychanalyste Anne-Lise Stern travailla dans l’équipe de Jenny Aubry aux Enfants Malades dans les années 60 et contribua à faire cesser l’exclusion des mères de bébés hospitalisés. Elle livre un souvenir assez semblable (« Le savoir-déporté » Ed du Seuil 2004) : « Dans tout l’hôpital on guettait littéralement les premiers décès chez ces folles, qui autorisaient par exemple les mères à venir « contaminer » leurs bébés en les prenant dans leurs bras » ! Comme on se serait secrètement réjoui peut-être s’il y en avait eu, de tenir l’argument décisif pour ne pas avoir à changer. Au moins, quand l’entrée des mères en pédiatrie fut devenue une pratique normale, quand ce ne fut plus la marotte de quelques « folles », y eut-il une Anne-Lise Stern pour rendre compte du moment de crise qui avait accompagné le changement.

Bref une fois le changement installé et les premières résistances effacées, les traces du changement sont effacées, et du même coup les traces de l’effroi qui accompagne le moment du franchissement. Dans ses « Lettres à une jeune psychanalyste » (Stock 2008) Heitor O’Dwyer de Macedo théorise cet effacement qui permet d’oublier le moment critique. Il s’agit en effet de passer d’un cadre  de pensée à un autre, rien de moins. Il compare cette situation à une marche au-dessus du vide C’est un classique de la bande dessinée et du dessin animé : dans les cartoons à la Tex Avery tout va bien jusqu’à ce que le personnage regarde en bas et réalise qu’il a lâché tous les appuis qui ordinairement le soutiennent… Il perd de vue son but et ne voit plus que la perte de ses appuis, et il chute. La métaphore parle du danger qui s’attache à ce moment de crise fugitif mais parfaitement repérable, comme on l’a vu.

Autre conséquence : le changement ne s’accompagne pas d’un bilan rigoureux mais au contraire d’un refoulement précaire et hâtif dont le caractère utilitaire est évident. Il a pour effet de rendre visible, trop visible par contraste la situation antérieure dont on ne veut plus. Alors comme terrifiés par ce qui vient au jour, terrifiés aussi par notre propre audace, on passe à la suite sans prendre le temps du bilan, sans que la parole agisse. On refoule jusqu’au souvenir des pratiques passées au point de ne plus en supporter même l’image.

Revenons à l’Unité des enfants brûlés (voir « Pouvoirs de l’image »). Le changement de pratiques d’analgésie avait été opéré rapidement à l’initiative du médecin responsable. Or il restait des films. C’est Bernard Martino (« Le bébé est un combat » Ed J’ai lu 1995) qui raconte comment une psychologue qui travaillait dans ce service et ne supportait plus la souffrance quotidienne des enfants lors des soins de brûlures avait introduit un cinéaste dans le service, pour que ses images au moins portent témoignage. Après le changement des pratiques il y eut un contrecoup qui prit la forme de violentes réactions de culpabilité a posteriori. Il devint à peu près impossible de parler à nouveau de comment c’était avant. Les soignants ne supportèrent plus de revoir leurs propres images qui montraient la détresse d’une petite fille pendant le bain, et aussi les réactions des soignantes, qui n’avaient d’autre moyen que d’avoir recours à une certaine violence verbale. Ces images étaient certes brutales, mais pas plus que la réalité quotidienne dont elles rendaient fidèlement compte. Une réalité qui était vécue chaque jour, mais dont il fallait maintenant supprimer en urgence jusqu’au souvenir.

 

L’initiateur participe à sa manière à la méconnaissance quand il déclare, comme il le fait régulièrement, qu’il n’a rien apporté de nouveau mais dévoilé ce qui avait  toujours été là (par exemple la douleur des enfants). Porteur de la continuité entre l’état antérieur, la situation nouvelle, et le changement qui a conduit de l’un à l’autre, il ne peut à ce moment être écouté par ceux qui ont besoin de refouler le passé.

Supprimer les traces de son propre passage revient à ne pouvoir être suivi à la trace. On facilite ainsi la méconnaissance des héritiers. Ainsi les filiations ne sont pas reconnues, elles restent comme nées sous X.  Une infirmière qui s’était battue des années pour une vraie prise en charge de la douleur dans son service d’Urgences, et y avait réussi, me disait sa satisfaction, mais aussi son sentiment de s’être battue « dans l’ombre » et de devoir y rester. Ne pas être reconnu pour son action est une nécessité paradoxale, puisque justement le collectif s’est approprié le changement et pense de bonne foi en être à l’origine.  Mais cette nécessité a sa propre logique. Jointe à la nécessité de refouler les anciennes pratiques, elle produit l’oubli du processus même qui a conduit au changement. Et cet oubli, en empêchant que soit fait le bilan, contribue à le fragiliser, le rend plus vulnérable.

Le bilan incomplet rend le changement fragile. Avec le refoulement c’est l’historicisation qui disparait. Un nouveau mythe se reconstruit dans l’urgence : il crée un point zéro artificiel avant lequel rien de valable n’existait. Alors si de nouveaux changements doivent être introduits, il faudra une nouvelle fois refaire l’histoire. Ainsi ce sont les conditions mêmes du progrès qui le rendent fragile et en effacent la mémoire. Il restera, plus tard,  à transmettre, à faire le récit, à rétablir la continuité.

La place vide

Quelques années après le rétablissement de la présence des parents en salle de réveil de chirurgie ORL, il fut question cette fois du bloc opératoire central de ce grand hôpital d’enfants. La marche concrète de ce nouveau changement fut pleine d’enseignements. Lors d’une réunion les médecins anesthésistes discutaient de leurs difficultés à évaluer précisément la douleur des enfants qui arrivaient en salle de réveil : l’enfant opéré pleurait-il parce qu’il avait mal ou parce qu’il était seul ? On ne pouvait distinguer les manifestations d’une éventuelle douleur, de celle de leur détresse émotionnelle due à la séparation et au réveil dans ce lieu étrange et inconnu.

Je savais combien l’idée même de cette distinction entre douleur et détresse était futile mais le moment n’était pas à la polémique. Quand j’entendis un de mes collègues proposer, pour mieux faire la différence, d’admettre désormais un parent en salle de réveil, je tressaillis intérieurement. C’était ce qu’en psychanalyse on appelle un moment mutatif. Je compris qu’il était urgent de se taire, de laisser le débat se développer et les décisions se prendre, et ne soufflai mot. Et ainsi fut fait, avec l’accord de tous. Mes collègues savaient bien que depuis des années je militais, sans succès, pour cette présence mais ils ne pouvaient se permettre m’attribuer le bénéfice du changement. Je devais lâcher ce pourquoi je m’étais battu au moment même où cela devenait réalité. Il fallait que soit créée la place vide, pour que les intéressés puissent se saisir eux-mêmes du processus de changement. Je m’abstins donc de crier victoire sur l’air de « je vous l’avais bien dit ». Les professionnels devaient ressentir que l’initiative était venue d’eux et leur appartenait… et cette conviction devait correspondre au moins en partie à la réalité.

Il est essentiel de tenir compte de la frayeur, de ne pas la nier, attitude qui se présente habituellement sous l’aspect du passage en force. C’est pour les professionnels une question de sécurité. Ainsi Heitor O’Dwyer de Macedo imagine « un sujet (…) contraint de représenter ce plaisir nécessaire que l’environnement primaire ne lui avait pas permis d’éprouver, et dont l’insistance prend racine dans les douleurs de ces mutilations psychiques. Bref, si des besoins psychiques fondamentaux existent, auxquels répondent les techniques plaisantes de soins et de maintien prodigués par la mère, alors il faut supposer que ce plaisir nécessaire, encore sans nom ou représentation, insiste dans le registre conscient du Moi qui en est effrayé » (c’est moi qui souligne).

En d’autres termes l’irruption d’un plus de plaisir peut faire peur. Je crois pouvoir transposer ce schéma à ce qui se passe dans un groupe au travail. L’agent du changement doit savoir qu’il occupe la place de la mère de soins, celle qui assure la sécurité et protège le narcissisme vis-à-vis d’un groupe qui à ce moment est prêt à lâcher les défenses qui le tenaient debout. Comme elle il doit savoir doser, filtrer les intensités de plaisir pour qu’elles restent supportables.

Je pense à ce qu’André Green définit comme structure encadrante : l’absence de la mère, pour autant qu’elle ait été suffisamment présente, n’est pas un rien là où il y avait eu auparavant quelque chose. Cette absence même se métamorphose en « structure encadrante », cadre vide mais apte à être rempli. Ce qui est bien différent d’une place qui n’aurait jamais été occupée. Tout comme la mère suffisamment bonne est celle qui est capable de se retirer en temps voulu pour céder la place au plaisir, chez l’enfant, de l’halluciner, de la penser, celle qui n’empiète pas sur l’univers psychique de l’enfant. Le bébé confronté à cette absence mais qui dispose de cette structure va pouvoir y placer ses propres contenus psychiques, qui dès lors auront une destination au lieu de se perdre dans le vide.

Ce travail de l’imaginaire est primordial : en embellissant la réalité il permet d’en supporter les imperfections. Et même de l’améliorer réellement par le biais des attentes auto-réalisatrices. De la même façon les professionnels pourront remplir, peupler ce cadre vide-pas vide de leur propre activité de pensée, d’action et d’organisation, y inscrire une nouvelle histoire et de nouvelles aspirations. Ils  les ressentiront comme leurs à condition qu’il n’y ait pas trop de distance entre ce qui est créé et ce qui est finalement trouvé. Annie Gauvain-Piquard une des principales figures du changement dans la prise en charge de la douleur des enfants avait elle-même pronostiqué le moment où elle se retirerait sur la pointe des pieds, et ainsi fit-elle.

J’ai trouvé dans la littérature un bel exemple de cette capacité paradoxale à occuper  une place tout en la laissant vide pour que d’autres puissent se l’approprier. Il s’agit d’un chef militaire, le prince Bagration dans le « Guerre et paix » de Léon Tolstoï, que l’on voit inspecter le champ de bataille en se contentant de dire « Bien, bien ». Puis  : « Très attentif aux propos que Bagration échangeait avec les chefs et aux instructions qu’il leur donnait, Bolkonski remarqua non sans surprise qu’en réalité le prince ne donnait aucun ordre mais s’efforçait seulement de faire croire que tout ce qui arrivait par la force des choses, par hasard ou par la volonté des chefs de corps se faisait sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions ».

La situation semble inverse puisqu’ici le prince est reconnu comme chef mais il y a bien l’idée d’une place vide dans cette présence qui se fait aussi légère que possible, qui contient de l’absence et qui pourtant produit des effets étonnants : « Les chefs qui l’approchaient avec des visages bouleversés le quittaient rassérénés ; les officiers et les soldats, soudain ragaillardis, le saluaient de joyeuses acclamations… ». Et pourtant à ce moment la situation réelle de l’armée russe est loin d’être brillante.

Et l’initiateur ?

La position de l’initiateur du changement est particulière. Il participe à sa manière au refoulement du passé pour une raison bien mise en lumière par René Roussillon : sa contrainte à créer du nouveau, car il s’agit bien pour lui d’une contrainte intérieure, prend appui sur une zone blessée de l’être et se propose de la réparer en réparant quelque chose de la réalité extérieure. Mais cette zone blessée doit rester invisible en tant que telle, et c’est la valeur de la réparation qui en assurera l’invisibilité. Or quand il s’agit non pas de création solitaire mais d’action dans des groupes ou institutions cette valeur n’est jamais assurée à l’avance car elle dépend du collectif. Il propose un changement qui ne peut être réalisé sans les autres, or ces autres n’en ont pas pris l’initiative et n’en ressentaient pas, ou pas au même degré, la même contrainte intérieure. Il en résulte que tout changement est partiel et peut être décevant par rapport à ce qui était rêvé. Pour habiter le changement réel il faut accepter cette imperfection.

S’il ne peut accepter la déception il risque à ce moment de se retrouver dans la position  de « gibier du futur » selon la belle expression de Gérard Mendel : celle de transmettre à un groupe sa propre aspiration, son propre idéal mais sans disposer immédiatement des moyens de le mettre en œuvre autant qu’il l’aurait voulu, celle d’aspirer encore et toujours à autre chose. C’est souvent la voie de l’épuisement. Gérard Mendel envisage ainsi la situation où, dans la logique même de sa quête un chercheur se retrouverait comme prisonnier de nouveaux rapports sociaux qu’il est devenu capable de concevoir et de promouvoir mais qui n’existent pas  encore. Il risquerait de devenir « le gibier traqué, pourchassé par les rapports sociaux futurs, dont la possibilité est contenue dans les rapports actuels ». Son œuvre, toujours incomplète et imparfaite, en viendrait à le persécuter.

Retour en arrière

Une fois le changement installé on ne peut plus imaginer de retour en arrière. Et pourtant on revient en arrière quand les conditions extérieures s’aggravent, quand les moyens manquent. Mais cela ne va pas tout seul. Si ne pas pouvoir évoluer comme on le voudrait est un problème dont on peut s’accommoder, le retour en arrière alors qu’on avait été capable de grandir est une catastrophe qui ne se fera pas sans une très grande souffrance.  Parce que chaque progrès a été vécu par ses auteurs comme un progrès d’intégration, une avancée dans le travail de civilisation, le mouvement contraire, surtout s’il est brutal et imposé, éveille la menace de désintégration. On avait élevé l’idéal professionnel, on s’était presque habitué à plus de bonheur, idée toujours neuve… Le retour en arrière contraint par les circonstances déclenchera de violentes protestations individuelles et collectives. La souffrance est alors telle qu’on ne revient pas à l’état antérieur parce que ce retour est impossible, mais à quelque chose de pire. Il y a non pas une mais deux pertes : à la perte de l’acquis se surajoute celle du bénéfice du travail psychique accompli, perte plus éprouvante.

Les mêmes défenses ne pourront être remises en place parce que le mécanisme implicite est devenu plus clair. On a vendu la mèche, et une mèche de cette sorte ne sert qu’une fois. Elle ne peut plus être reprise ni échangée parce qu’elle n’est plus bonne à rien, personne n’en veut plus parce qu’elle est devenue inopérante. Et surtout : l’implicite est devenu manifeste, le consensus est brisé. Le « c’est ainsi que nous procédons, voilà tout » est devenu objet d’étude et de parole. Il est soumis à la critique, cela ne va plus de soi. Décollés de nos propres manières de faire, nous les voyons dans leur réalité, ou plutôt dans leur peu de réalité, dans leur inconsistance. Il n’est pas facile de devoir s’avouer, après coup, qu’une bonne part de notre servitude était en réalité volontaire, plus ou moins passivement consentie.

Le déni ne sert qu’une fois et son dévoilement marque sa fin. Quand le roi est nu et que chacun le voit, le rhabiller est impossible. Le poète Antonio Porchia nous avait bien avertis dans un ces brefs aphorismes qui composent son recueil « Voix » (Fayard 1974) : « Ne découvres pas, il se pourrait qu’il n’y ait rien, et rien ne se peut recouvrir ».

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