Le sens de l’autre est faillible

La fin de la douleur démasque la souffrance de la perte

Personne n’aime voir souffrir, comme on aimerait que cela soit toujours vrai. Il y a une limite à cette vérité, mais ce n’est pas celle d’un hypothétique sadisme soignant. A l’hôpital lorsque des enfants étaient soulagés de leur douleur par un traitement efficace, ils extériorisaient des sentiments d’abandon auparavant masqués par l’expression de la douleur. Alors au lieu de se plaindre ils parlaient. D’expérience les soignants s’attendaient à cela, bien qu’ils n’en parlent jamais. Ils savaient aussi qu’il leur était plus difficile d’y répondre que d’administrer un antalgique. La douleur physique de l’enfant était, dans un sens, une situation plus rassurante ! Ils savaient comment y faire face.

Dans les journées d’études consacrées à la douleur de l’enfant je me suis souvent étonné de voir que si la douleur était abondamment cotée et évaluée, elle était si peu parlée, mise en mots, comme si cela risquait de faire apparaître son contingent de souffrance psychique.

 Nous sommes dans le service des enfants brûlés. Au réveil du bain quotidien, qui a été fait sous anesthésie, une petite fille de cinq ans se plaint beaucoup. Elle est pourtant sous perfusion de morphine à doses assez importantes. Les doses supplémentaires qu’elle réclame avec insistance n’ont qu’un effet très transitoire. De toute évidence il y a autre chose. Le médecin décide d’ajouter un autre analgésique de mécanisme d’action différent, la kétamine. L’enfant se calme et somnole. A son réveil les plaintes sont toujours aussi intenses mais le sujet a changé : elle veut une présence, quelqu’un à côté d’elle. Elle raconte au médecin de garde : maman n’est pas là parce qu’elle s’occupe du bébé de un an. C’est son grand frère de sept ans qui a mis le feu à ses vêtements. Et papa ? Il n’est pas là non plus, il est divorcé ou séparé, en Angleterre, ou revenu, elle ne sait plus très bien… Puis ce sera : « Je ne vais pas guérir… », « Je veux qu’on me fasse dormir ». La plainte douloureuse, la quête de médicaments supplémentaires prend un autre sens.

Mais pour les infirmières, au bilan du matin, la nuit aura été très mauvaise. Pour elles tout cela est requalifié en cauchemars, et ceux-ci résolument mis sur le compte de la kétamine (qui peut effectivement en produire). Le médecin de garde a un  autre point de vue, il se demande si une analgésie mieux ajustée n’a pas permis de libérer l’immense détresse de cet enfant. En tout cas une relation a été rétablie, mais les soignantes l’ont mal supporté, probablement parce qu’elles y ont perçu une demande à laquelle elles ont pensé ne pas pouvoir répondre. Aussi longtemps que la douleur était au premier plan, l’arrière-plan émotionnel n’avait aucune place.

Il y a un sens de l’autre qui peut faire de l’expérience douloureuse un lien, par la perception intersubjective de l’émotion douloureuse. Il peut aussi y faire obstacle dans la mesure où nous ne

comprenons pas, ne reconnaissons pas, n’acceptons pas l’émotion éveillée en nous. Si l’un des deux éléments, la sensation, ne peut être ni évoquée ni  rappelée, qu’en est-il alors de ce qui les lie ?  Un lien reste libre, éventuellement libre de se lier à quelque chose d’autre mais analogue, une autre représentation de perte qui va la prolonger et parfois s’y substituer.

L’émotion douloureuse qui se transmet alors que la sensation douloureuse ne le fait pas, risque de déranger celui qui la reçoit dans la mesure où pour lui elle ne correspond à rien. Elle se comporte comme un corps étranger à expulser, comme une projection qu’il reçoit et qui lui est hautement indésirable. En dépit de toutes les précautions visant à préserver « l’objectivité », et on conçoit que les soignants y soient attachés, il reste que celui qui prend à sa charge de mettre en évidence la douleur d’autrui est en situation de devenir, comme le disent mes toujours chers Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière « la bouche qui crie ». Il n’est pas sûr qu’il y soit toujours prêt. Si on pose une question encore faut-il être préparé à l’éventuelle violence de la réponse. Dans un service de réanimation sous l’impulsion généreuse d’une  étudiante on entreprit un jour de communiquer par écrit avec les patients incapables de parler. Dans ce but on leur fournit des ardoises magiques. La première patiente ainsi consultée écrivit avec peine « je veux mourir ». Terreur des soignants, fin de l’expérience.

On peut très bien supporter la souffrance d’autrui pour autant que, réduite à son versant-sensation, elle ne nous concerne pas vraiment car nous ne pouvons la ressentir avec lui. Le versant-émotion est autrement dangereux, si on doit s’en défendre. Car celui-là peut nous atteindre, nous pouvons le ressentir, nous avons plus de mal à l’évacuer. La fonction d’appel de la douleur se trouve débordée, mise hors-jeu. Et c’est pourquoi parfois il faut bien refuser délibérément de s’identifier, et ne pas trop réfléchir. Un autre enfant brûlé vient d’arriver, il se plaint. Urgences, transfert, ambulance ou hélicoptère, tout cela très vite, et pour finir le voila dans le service des enfants brûlés. Le traitement antalgique est mis en route suivant le protocole. Attaché sur son lit dans ce lieu inconnu, l’enfant appelle maman, interminablement, des heures, des heures. Seul l’épuisement l’arrête puis il reprend ses cris. Je ressens notre impuissance et tente de me faire entendre entre deux cris, sans aucun effet visible sur l’enfant qui est au-delà, dans une transe qui probablement l’aide à s’éloigner de lui-même. Les infirmières élèvent la voix d’entrée de jeu, et l’enfant se tait. Triomphantes elles me disent « vous voyez bien, il peut se tenir tranquille ». Oui il peut, mais comment faire accepter que l’enfant a parfaitement le droit de ne pas être d’accord, que c’est même chez lui un signe de santé ? Comment faire comprendre que ce qui pour nous est du quotidien représente pour l’enfant une situation exceptionnelle, une situation hors-normes, sans références ? Mais ce n’est peut-être pas cela. Je dis « mettez-vous à sa place, voyez ce qu’il a subi », et c’est justement ce qu’elles pensent ne pas pouvoir se permettre. Au fond elles assument mieux que moi la violence de la situation. Face au problème concret du moment leur technique s’est révélée plus efficace que la mienne, tout simplement. Le tout est de savoir ce que l’on fait, et de pouvoir aussi faire autre chose. Il est tout à fait possible d’être un clinicien de la douleur sans trop s’interroger sur la nature de l’émotion douloureuse. C’est même le choix le plus commun, et qui peut se révéler rationnel en termes d’efficacité soignante. Mais celui qui s’occupe de soin psychique n’a pas ce privilège.

Douleur  et perte

J’ai eu l’occasion d’être témoin d’une rupture traumatique du tendon d’Achille. Le blessé, pratiquant chevronné d’arts martiaux et habitué à dialoguer avec ses sensations corporelles, avait pu ensuite parler de son expérience qui s’était déroulée en deux temps. Il avait tout d’abord ressenti une sorte

d’explosion interne impossible à décrire avec des mots en même temps qu’il éprouvait la perte du contact avec le sol, conséquence directe de la rupture tendineuse. Puis avec un petit temps de retard était venue la douleur localisée au talon blessé, accompagnée de la prise de conscience de  l’événement et de la recherche d’un sens à partir des expériences connues : « j’ai très mal à la jambe, je me suis cassé quelque chose, je ne peux plus marcher … ».

Voyons maintenant une autre expérience dans des circonstances apparemment très comparables : « Avez-vous déjà connu un instant dans votre vie où tout s’est arrêté ? En ces termes Chris Jenkins, défenseur de l’équipe des Jets, posait la question après s’être déchiré, lors du dixième match de sa dixième saison du championnat de football américain, le ménisque et le ligament croisé antérieur. « D’un coup, mais au ralenti ? Comme si tous vos sens cessaient de fonctionner ? Comme si vous vous regardiez vous-même ? » C’est apparemment la même expérience. Mais ce dont Joan Didion tente de rendre compte à l’aide de cet exemple (« Le bleu de la nuit », Grasset 2013) n’est pas un accident corporel. C’est un deuil, la perte brutale de l’être aimé.

JD Nasio (« La douleur physique », Payot 1996) appelle mémoire inconsciente de la douleur ce qui prend place entre une première expérience douloureuse, et la douleur actualisée qui la répète. Entre les deux il y a un oubli. Il est impossible de situer cette première douleur et même de décider si elle survient avant ou après la naissance. C’est peut-être un caractère distinctif de la douleur humaine, de renvoyer toujours à autre chose qu’elle-même. Cela pourrait éclairer, j’y reviens ailleurs, l’énigme de la douleur des certains autistes, chez qui le sentiment de perte lui-même ne peut s’inscrire, car ils sont eux-mêmes perdus.

Il y aurait donc au départ, si la douleur atteint une certaine intensité, un vécu traumatique indicible, puis dans un second temps la perception qui localise et isole la zone lésée, et simultanément l’émotion douloureuse qui lui donne forme. Or celle-ci s’apparente à une perte où l’on peut reconnaitre plusieurs dimensions :

-perte du sentiment d’intégrité du Moi, consommée par l’isolement dans l’image du corps de la zone douloureuse, alors que c’est toujours en réalité le cerveau qui « a mal » qui « fait mal ».

-perte de la relation d’amitié que nous entretenons habituellement avec un corps qui grosso modo nous sert et nous procure du plaisir

-perte du jeu rythmique et harmonieux des tensions pulsionnelles alternant tension et détente mentale, remplacé par un état de tension permanente sans repos tant que dure la douleur.

-perte du lien avec l’environnement dans le sens où celui-ci ne peut partager la douleur.

Une excitation tout d’abord externe rencontre secondairement, parfois longtemps après, une source interne. La scène traumatique, tout d’abord sans sens, est secondairement sexualisée. « Au fond, si on y réfléchit, écrit Catherine Chabert (Carnet Psy N°170) il y  toujours une déception, un objet déceptif à l’origine de la douleur ou plutôt une consubstantialité de la déception et de la douleur. Peut-être même que seule la déception pourrait justifier la  douleur (…), éprouvé radical, qui se différencie du déplaisir et de l’angoisse »

En résumé la perte est double et simultanée : perte de l’autre, perte de soi. L’émotion douloureuse est un après-coup qui n’est pas celui de la sensation douloureuse mais celui de l’émotion de perte, dans la mesure où toute perte renvoie à une autre perte. La douleur inconsciente est ce qui prend place entre une première expérience douloureuse, et la douleur actualisée qui la répète. Entre les deux il y a un oubli. JD Nasio avoue son incapacité, même s’il n’en affirme pas l’impossibilité théorique, à situer cette première douleur et même à décider si elle est personnelle, trans-générationnelle ou même propre à l’espèce (conséquence de l’immaturité du bébé humain et de sa dépendance).

Comme chaque fois que la question de l’origine est posée, on ne peut trouver un point zéro, mais seulement l’approcher de manière asymptotique. C’est peut-être un caractère distinctif de la douleur humaine, de renvoyer toujours à autre chose qu’elle-même, à un point d’origine finalement indécidable. Sinon elle ne serait qu’elle-même, pure sensation mais nous ne savons pas ce que cela pourrait être. Dire sensation et émotion c’est comme dire corps et esprit : chercher à réunir ce qui a été artificiellement disjoint, sans que l’opération de disjonction elle-même ne soit envisagée. Mais on a déjà divisé et on ne revient pas à l’état antérieur comme si rien ne s’était passé. L’opération laisse une cicatrice. C’est peut-être ce lieu que vise la recherche d’états de conscience non-ordinaires comme dans les spiritualités extrême-orientales ou dans l’hypnose quand elle a à s’occuper d’états douloureux chroniques : isoler la sensation du vécu de perte pour finalement se détacher de celui-ci, et réduire la sensation à elle-même.

Dans « Le Mas Théotime » Henri Bosco  semble savoir très précisément ce qu’il en est quand il interroge le vécu de son héros qui vient de voir disparaître pour toujours la femme aimée depuis l’enfance :

« D’abord apparemment je n’en parus pas très touché ; mais aussitôt avec une clairvoyance bizarre je compris que j’allais tout de même souffrir. La souffrance se fit un peu attendre ; mais elle vint. Elle vint d’en bas, du fond. Ce fut cette masse de chair, de sang, de vie, tout humide encore, et qui fume habituellement au-dessous de mon âme, qui monta. Dès qu’elle m’atteignit, un choc sourd ébranla mon cœur encore calme, et une petite amertume s’infiltra dans mes veines, puis s’étendit. De mon corps, saisi peu à peu par ce poison actif, le mal s’éleva jusqu’aux parties obscures de mon âme, et tout l’édifice fut ébranlé. D’un point noir situé en moi, qui se mit à vibrer, de grandes ondes se formèrent avec une rapidité croissante ; et au bout d’un moment, leur intensité devint telle que, sous ces vibrations, ma lucidité vacilla et je fus aveuglé par les vapeurs d’une ivresse sombre, cruelle, chaude. Je souffrais bien. Bientôt, elle m’enveloppa de la tête aux pieds ; et je sentis qu’elle me touchait, me palpait, pénétrait, imprégnait, occupait les lieux vides de mon être, jusqu’à chasser irrésistiblement de ma conscience épouvantée tout ce qui n’était pas elle. Cette douleur, ce n’était plus la douleur de Pascal, c’était Pascal. Pascal souffrait. En deçà, au-delà, il ne restait plus rien. Mais là où brûlait sa douleur Pascal vivait. Aucune lien ne m’attachait plus à ma personne ; car je n’avais plus de personne. J’habitais un délire, une onde, qui me faisait tourner rapidement, et du cœur de ce tourbillon, l’acuité d’une pointe de feu me transperçait »

Comme dans la douleur traumatique, il y a quelque chose avant la souffrance, et quand celle-ci survient elle envahit de proche en proche tout l’être. Mais il est visible qu’elle vient alors occuper une place vide qui est le sentiment intolérable et indicible de ne plus exister. Et en l’occupant elle tente de le colmater, elle y apporte un remède désespéré mais remède tout de même : « Il ne restait plus rien. Mais là où brûlait sa douleur Pascal vivait ». On perçoit déjà l’enjeu, quand la douleur devient la possession précieuse entre toutes, quand seule elle peut encore témoigner d’une existence qui se poursuit.

 Dans « La ballade de l’impossible » Haruki Murakami  donne la parole à son jeune héros après une rupture amoureuse :

« Au fur et à mesure qu’on avançait dans la saison je sentais mon cœur trembler et osciller de plus en plus. Ce tremblement venait en général vers le soir. Dans la pénombre où flottait légèrement le parfume des magnolias, mon cœur se gonflait sans raison et se mettait à trembler, à s’ébranler, avant d’être atteint par la douleur. Dans ces moments-là, je fermais les yeux, immobile, les dents serrées. Et j’attendais que ça se calme. Cela durait longtemps avant de passer, et cela laissait une violente douleur ».

C’est le même processus mais dans un tempo plus ralenti, rythmé par la venue du printemps. Ce qui chez Bosco était décrit comme un choc sourd, des ondes qui ébranlent et envahissent, devient chez Murakami ce tremblement qui, il le sait, prélude à la douleur et annonce sa venue. L’idée de l’ébranlement interne est présente dans les deux textes. C’est peut-être plus angoissant que la douleur elle-même parce que c’est le centre même de l’être qui est atteint, le cœur. Mais il ne s’agit pas ici simplement de l’organe de chair que nous désignons sous ce nom. Le mot anglais core (noyau, centre) qui s’est imposé dans le domaine de l’informatique, rend bien mieux compte de ce lieu mystérieux.

Les cliniciens de la douleur qui liraient ces lignes ne pourraient que s’interroger, toujours soucieux qu’ils sont, par métier, de différencier douleur physique et souffrance psychique : de quoi parle-t-on ? Les héros de ces deux fictions ont-ils mal ? A lire Bosco ou Murakami et beaucoup d’autres sur le même thème la question reste indécidable, on ne sait plus trop de quoi il s’agit. Ce que l’on sait c’est que tout est préférable à ce cœur qui tremble, à cet ébranlement incompréhensible de l’être. La douleur au moins, on connaît.

L’échange

Dans la conception de JD Nasio  toute douleur quelle que soit son origine est vécue comme externe car le Moi isole la partie douloureuse de l’image du corps. Et parfois à la longue, quand la douleur ne cesse pas ou se répète, l’externalisation devient permanente, elle survit à la douleur actuelle et une partie du corps se trouve désinvestie, ce que l’on voit sous une forme extrême dans l’auto-ignorance de la partie douloureuse, par exemple chez l’hémophile sujet à des saignements articulaires répétés.

Les paroles terriblement lucides d’un père endeuillé vont nous aider à comprendre.  Il s’agit de Karl Marx à la mort de sa fille. Je cite de mémoire sa lettre à Williamson : « Je ne trouve de soulagement que dans de terribles maux de tête. La douleur physique étourdit la douleur psychique ». Alors la douleur physique intègre le vécu de perte tout en le masquant. Elle l’adoucit peut-être, c’est ce que suggère Karl Marx, en absorbant une part de l’énergie qui lui est attachée. Mais ce faisant elle empêche son expression psychique. A moins qu’elle ne témoigne d’un échec à en faire état, du fait de son intensité débordante ou de l’incapacité de l’entourage à la recevoir.

De toutes les guerres modernes où les victimes sont surtout civiles les journalistes de guerre rapportent les mêmes images. On voit les gestes des survivants des bombardements et des massacres : ils se griffent le visage, ils se cognent la tête, bref ils se font mal. Ils externalisent leur souffrance : le responsable devient la main qui griffe, le mur qui blesse la tête. Dans ces situations dramatiques où obtenir de l’aide devient vital ils rendent plus visible leur souffrance en mettant en scène un agent externe qui produit de la douleur. Comme eux Karl Mark échangeait une part de la souffrance contre de la douleur physique et il jugeait l’échange avantageux, faute de mieux. Mais il savait ce qu’il échangeait.

Ce genre d’échange est en fait plus avantageux et se présente plus souvent qu’on ne pourrait le croire. Mais à la longue il peut arriver que même la trace de l’échange se perde. C’est alors la perte qui est perdue, seule subsiste la trace physique sous forme de douleur chronique, de troubles fonctionnels incessants, d’accidents répétés ou même d’attirance paradoxale pour ce qui fait souffrir.  « Pour qu’il y ait une inscription psychique et somatique d’un événement, il faut quelqu’un pour le penser sinon pour le dire. S’il n’est pas pensé par un autre humain -pas besoin qu’il soit dit explicitement-  seul le corps en garde l’archive. Les médecins, je pense, sont confrontés de façon privilégiée à ces personnes qui n’ont qu’une archive corporelle » (« Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique » N°16, interview du psychanalyste Philippe Réfabert).

Nul je crois n’a mieux dit cette transaction, qui est peut-être un marché de dupes, que Joseph Conrad dans sa nouvelle « Le retour ». L’épouse est partie, laissant comme il est d’usage un mot posé sur un meuble. « Il s’avisa qu’il aurait dû avoir le cœur brisé ; mais en moins d’un instant il s’aperçut que sa souffrance n’avait rien d’aussi digne et d’aussi insignifiant. Il s’agissait de quelque chose de bien plus grave dont la nature participait plutôt des sentiments cruels et subtils que suscite un coup de pied ou un coup de cravache » (Œuvres complètes, Tome 1 La Pléiade). L’époux bafoué, bon bourgeois londonien, se soucie surtout de l’humiliation sociale que cela représente aux yeux du monde, de son monde. C’est pourquoi l’échange se fait au profit de quelque chose qui serait à la fois très douloureux et très humiliant, mais ce qui est ressenti c’est l’humiliation, déplacée de son objet réel. Ceci à la place de cela, c’est une figure que nous retrouverons quand il s’agira des cœurs non pas brisés mais empêchés. « Mais pas un instant il ne pensa à elle en tant que femme ». Puis la femme revient. Le reste de la nouvelle est un dialogue tendu où les deux époux prennent acte de leur incapacité à aimer, c’est-à-dire à risquer de souffrir.

L’impasse

Le malheur très commun est que l’institution médicale exprime et matérialise dans son fonctionnement cette impasse. Une certaine organisation des soins, une certaine conception de l’hôpital renforcent l’impasse. Elle est axée sur la technicité, sur le faire, sur le sentiment d’urgence. Exigeante de résultats concrets et chiffrables, elle est très vulnérable aux nouvelles logiques managériales et met le patient et ses proches dans la position du consommateur. Elle empêche de penser l’hôpital comme un lieu d’accueil, un lieu de parole, et pas seulement un lieu de soins. Il se fait alors un accord implicite entre ce qui est proposé à ces patients et un fonctionnement intérieur sans rêve ni affect. A l’impasse de l’hôpital correspondent des patients qui eux-mêmes y sont plus ou moins complètement engagés. Et qui en ressentent une vague souffrance aggravée par le fait que ceux qui la subissent sont mystifiés, croient être les seuls à souffrir ainsi, restent inconscients de la situation où ils se meuvent et dont ils sont devenus secrètement complices sous le poids de la nécessité, ne peuvent qu’en accuser ceux et celles qui prennent soin d’eux. L’hôpital s’adapte exactement à ce corps déshabité et le préfère ainsi pour des raisons simplement pratiques. Ce corps automate on le livre à une médecine faite à son image, à une médecine technicienne qui de l’intérieur de son système propre, qu’elle a créé et perfectionné et qui dès lors la détermine, ne peut comprendre l’enjeu. Le manque ne va plus s’exprimer que par des moyens détournés.

Quand Michel Schneider (« Musiques de nuit », Odile Jacob 2001) énonce que « le psychique est la souffrance, tandis que la douleur, expérience toute autre, est en quelque sorte hors-sujet, a-psychique » il me semble se situer du côté de cette impasse comme si elle était donnée d’avance, inévitable et non dépendante des conditions concrètes. Pour moi l’expression de la douleur reste toujours un message adressé. Et même si c’est un rien, alors c’est un rien qui est adressé, enveloppe vide avec une adresse illisible ou incomplète, ou fausse, et un affranchissement, mais vide. Et même si elle n’est pas vide le message qu’elle contient peut se révéler singulièrement difficile à décoder. Mais même dans ces cas la plainte douloureuse, insistante autant qu’incompréhensible, contient un espoir, celui d’être un jour prise en compte non seulement dans sa littéralité (ce qui demeure nécessaire) mais comme recherche du sens perdu.

Nicolas Abraham (Nicols Abraham-Maria Torok, « L’écorce et le noyau », Flammarion 2001) rend compte en toute clarté de ce dilemme. Pour lui la douleur est un affect élémentaire qui traduit l’état de décomplétion maternelle (vitale) du nourrisson. Elle est appel à un complément. Si celui-ci fait défaut ce n’est plus la douleur mais la situation algogène elle-même qui sera incorporée à titre de substitut de ce qui a manqué. Mais incorporée elle sera en tant que telle oubliée, ou plutôt effacée. Autant dire que dès ce moment il n’y a plus forcément besoin de cause extérieure. Et même s’il en existe une comme dans le cas des douleurs provoquées par les soins, la douleur ressentie et la plainte seront sans commune mesure, en intensité, extension, durée et résistance aux mesures antalgiques, avec ce qui les a éveillées, ou plutôt dans ce cas précis réveillées. A chaque fois s’éloignant de sa cause initiale le message deviendra de plus en plus indéchiffrable et les difficultés de prise en charge plus grandes. C’est la périphérisation, un mécanisme de défense qui vise à protéger le noyau du psychisme et représente une tentative d’auto-guérison. Nicolas Abraham note à ce sujet qu’elle suppose toujours une dramatisation qui en appelle un spectateur interne ou externe, qui le prend à témoin. Puisse-t-il ne pas rester passif ! Puisse-t-il ne pas se dérober !

Nous sommes ici dans le cas des patients douloureux chroniques que le psychanalyste Jan Cooren prend en charge avec une infinie patience, celle qui est requise pour que, « un peu à la fois » comme il le dit, le message redevienne un jour lisible (« L’ordinaire de la cruauté », Herman 2009). Mais dans un autre cadre et dans une autre temporalité que ceux de l’hôpital. « Les patients douloureux que j’ai ainsi suivis, écrit-il, témoignent certes d’une défaillance grave de l’environnement familial immédiat dans leur enfance, mais aussi de la cruauté permanente de cette « humanité » qui d’un côté soigne scientifiquement la douleur, et de l’autre feint d’ignorer la souffrance mentale, ou encore ne cesse de la reproduire, que ce soit ailleurs ou à côté, dans le champ familial ou social ou international, reproduisant activement et inlassablement de nouveaux traumas, de nouvelles souffrances, de nouveaux malheurs ».

Je pense que tout cela rend compte de certaines impasses rencontrées au quotidien dans la prise en charge de la douleur. Mais je pense aussi que tout soignant, quelle que soit sa formation, peut sans quitter sa place témoigner dans son activité de soin du fait qu’il n’est pas lui-même entièrement pris dans cette impasse, qu’il ne se situe pas du côté de ce que Françoise Dolto appelait les « corps raptés ».

La fin de la douleur démasque la violence intrinsèque du soin

En octobre 2000 l’association Sparadrap a créé et diffusé un film « Soins douloureux en pédiatrie, avec ou sans les parents ? ».  Les scènes de soins douloureux y sont commentées par le grand psychiatre Stanislaw Tomkiewicz. On y voit, en particulier lors de la réalisation d’un myélogramme, comment l’analgésie adéquate dévoile la pure violence du geste : on plante une tige métallique dans l’os iliaque d’un enfant. La douleur du geste est efficacement maitrisée. Il fallait être Stanislaw Tomkiewicz pour choisir délibérément les termes les plus crûment réalistes : « sa petite fille en train de se faire embrocher… ». Ce choix démasquait l’euphémisation générale, qui affectait de croire que l’efficacité de l’analgésie réglait tout. La dramaturgie de la douleur une fois enlevée, on réalisait qu’elle nous protégeait du réel.

 

L’élimination de la douleur est un progrès immense, mais il semble bien que la violence ressentie est d’autant plus forte que l’expression de la douleur est gommée. Le soin libéré de la douleur manifeste toute la violence qui lui est propre. Le film permet de toucher à la réalité du soin telle qu’elle est, et c’est peut-être un bien à condition de l’assumer. Le soin est en lui-même violence. Le même acte hors du cadre médical serait parfaitement injustifiable et punissable. Le droit reconnaît cette violence et en même temps il l’annule au nom de sa finalité thérapeutique, il la légitime au vu du but poursuivi. Il ne s’ensuit pas que tout moyen qui serait mis en œuvre pour soigner deviendrait automatiquement légitime. Les moyens mis en œuvre doivent être en harmonie avec le but poursuivi. Dans son commentaire le Dr Tomkiewicz  ne passait pas sous silence la « souffrance terrible de la mère qui souffrait au spectacle de son enfant qui ne souffre pas ». Même quand la douleur de l’enfant est prise en charge on ne saurait négliger la détresse de ses proches, et cela commence par la nommer.

Jusqu’où aller ? Les limites de l’identification

Mais que dire des professionnels engagés dans le soin ? Avec la prise de conscience de la douleur de l’enfant nous avons vu apparaître un nouveau phénomène : la conscience malheureuse du soignant qui se pense « maltraitant ». Cela peut le paralyser complètement et lui faire abandonner le métier, ce qui est très dommage car ce sont les plus conscients qui partent.

Je me souviens aussi des paroles d’un vieux psychiatre. Il me disait que celui qui a la chance de faire une profession où on aide les autres et qui veut l’abandonner fait preuve d’un grand masochisme. Ou d’un grand désespoir, ajouterai-je. C’est pourtant ce qui se passe sous nos yeux. Aujourd’hui le fait qu’une infirmière diplômée abandonne la profession après quelques années d’exercice est une perte dont nous mesurons mal le sens et les conséquences. Huit ans en moyenne, pour d’autres ce serait plutôt quinze. Le temps en tous cas qu’il faudrait pour se sentir à l’aise  dans les aspects techniques  du soin.

Alors le soignant dégagé de ce souci se retrouverait face à lui-même et à son ressenti interne devant ses patients. Le temps que cela demande importe moins que l’échéance. C’est une étape critique, une bifurcation. Si à ce moment le professionnel n’est pas aidé à franchir le pas il peut se retrouver dans une insécurité dont il ne pourra triompher. Nous voyons ainsi de jeunes soignants qui s’imaginent persécuteurs parce qu’ils s’identifient à leur geste. Si on leur dit « ce n’est pas vous qui faites mal c’est la piqûre, vous, vous pouvez rester en toutes circonstances un humain en communication avec un autre humain » tout change : la piqûre te fait mal, oui c’est pointu ; mais ça fait rentrer un médicament qui va te guérir ; et moi je suis là, je ne suis pas l’auxiliaire de ma piqure, je te console aussi, je joue avec toi, je te raconte une histoire… Il s’agit de se détacher, se décoller de l’acte pour rester une personne tout simplement. La possibilité d’un tel dédoublement n’est pas donnée à l’avance. Elle est même paradoxale dans la mesure où pour réussir un geste technique, quel qu’il soit, il est inévitable de concevoir aussi l’outil comme un prolongement de soi. Mais une fois l’obstacle franchi on l’oublie. Alors on peut durer et passer à autre chose, au cœur du sujet, au cœur du soin.

D’autres ne passent pas le cap, y perdent jusqu’à leurs compétences soignantes et se trouvent profondément déstabilisés. On rencontre des soignants qui perdent leurs moyens techniques par peur de faire mal. Ils délèguent, mais au bout du compte quelqu’un doit bien faire, et c’est un nouveau facteur de clivage dans les équipes. L’identification excessive conduit à « souffrir avec ». Si elle va trop loin, l’adulte se trouve véritablement aspiré dans la souffrance qu’il perçoit, et tout ce qu’on fait à l’enfant est ressenti « horrible », « insupportable », on lui dénie toute capacité d’adaptation, toute autonomie. Alors les soins ne sont plus des soins destinés à soulager ou à guérir, mais seulement des agressions, de la torture… L’identification unilatérale à la fragilité de l’enfant conduit à des agirs irréfléchis, qui à leur tour engendreront de nouveaux clivages. Chemin faisant on ne s’aperçoit pas qu’on a dénié au patient la qualité de sujet, toujours capable de choix et de stratégies. On a infantilisé l’enfant, et soi-même. Cela peut rendre le soin impossible. Que penser de ceux qui disent « ce ne sont pas des soignants » ? Il n’est pas confortable pour le militant de la cause de la douleur de se sentir dépassé en quelque sorte sur sa gauche. Mais est-ce la gauche ? On peut plutôt y  voir la déception qui succède à un mouvement d’idéalisation : ce n’est pas possible, un soignant ne peut être ainsi… Eh si, il peut !

La question des limites à se fixer, du suffisamment bon en matière de lutte contre la douleur est à revoir. C’est la limite d’un « autant que faire se peut » réellement assumé dans toutes ses conséquences, sans fatalisme, avec la claire conscience de ce qui peut réellement être fait : seule parade contre une toute-puissance qui risquerait de changer d’objet sans se remettre fondamentalement en cause. Apporter une solution cela veut dire qu’on est dans le relatif : cela revient à dire que l’on n’a pas LA solution, qu’aucune solution n’est parfaite ni définitive, ni exclusive. Dans un esprit très voisin la psychiatre Hélène Chaigneau (CarnetPsy N°157) parlait de « ce qui suffit » : savoir et faire ce qu’il faut, aussi longtemps qu’il le faut, pas moins et pas plus.

Ceux qui parlent de « scandale », de « soignants-tortionnaires » autonomisent la douleur en l’isolant   de son contexte. Mais quand on consulte aussi bien les expressions et demandes des enfants que celles des parents et proches on voit que la question de la douleur est  y toujours prise dans un contexte plus large qui est celui de la relation interhumaine : exigence de vérité, d’équité, de lien, de présence…

Il y a un paradoxe nécessaire dans les techniques d’évaluation de la douleur. C’est explicitement que dans les consignes d’utilisation d’une échelle des visages, il est demandé aux professionnels de « ne pas introduire l’émotion », dont pourtant à l’évidence les expressions faciales représentées sont porteuses ! Mais la démarche d’évaluation qui gomme délibérément l’émotion douloureuse protège le soignant. Le clinicien de la douleur qui s’applique à évaluer exactement doit isoler la douleur de son contexte de souffrances pour déceler ce par quoi elle se manifeste et la traiter. Il ne peut ignorer pour autant le caractère artificiel d’une telle séparation, qui n’est jamais qu’un outil. Pour ne pas risquer, dans cette opération, d’oublier progressivement l’émotion de la douleur, faut-il que le professionnel en ait la représentation solidement installée en lui ! Cela pointe le risque même de l’évaluation, si on en vient à oublier qu’elle n’est qu’un outil, une séparation artificielle dans un but strictement utilitaire, un moment de la démarche de soin.

L’épuisement de l’appel à l’autre

Que la douleur devienne excessive en durée ou  en intensité, ou que personne ne réponde à l’appel à l’aide, et elle engendre bientôt un envahissement psychique et un état de repliement. Quand les possibilités d’appel sont épuisées, quand la douleur ne peut plus être transmuée en souffrance partageable, elle ne crée plus de lien mais de l’isolement. Il peut alors arriver que la douleur devienne au sens propre inénarrable si elle ne peut plus devenir un segment de l’histoire d’un autre. Cela dépend de ce que l’environnement est apte à considérer comme récit recevable. Si les conditions favorables à l’expression non seulement de la douleur mais des affects qui lui sont liés ne sont pas assurées, le déni peut faire retour sur l’expression de la douleur elle-même, en particulier chez l’enfant. L’auto-déni boucle tout, il ne s’est rien passé…

C’est l’histoire de Joey un petit garçon de quatre ans après une ponction lombaire sans analgésie (Margaret S Steward, Understanding children’memories of medical procedures: « He didn’t touch me and it didn’t hurt ! », In: Minnesota Symposium on child psychology « Memories and affects in development » 1993). L’enfant pouvait raconter en détail toute la scène, excepté ce qui lui était arrivé à lui. Les soignants avaient pourtant été témoins de ses pleurs et de sa lutte impuissante. Omission significative que la réponse de la mère, bouleversée et impuissante, permet de comprendre : « si tu ne te tais pas je vais te laisser ». « L’hôpital était fermé, les docteurs étaient pas là! » éclata en larmes, une fois revenu à l’école, un autre petit garçon de cinq ans qui venait de subir une batterie de tests comportant des piqûres multiples. Le danger, dans ces situations, serait de croire ce que dit l’enfant.

Chez le bébé malade cela peut aller très vite. Ce bébé qui refuse les bras, se raidit et se rejette en arrière, qui hurle à l’approche de l’adulte et décourage toute tentative, finit par engendrer  chez le soignant et le parent perplexité et malaise. Le film « Tamalou » (Annie Gauvain-Piquard et Pierre François, Fondation de France 1994) illustre à merveille la rupture relationnelle induite par l’état de l’enfant douloureux avec qui le soignant ne peut plus entrer en contact par les moyens habituels. Alors il se retire, blessé, de la relation. Il est tenté de minimiser, ne veut plus voir ou se réfugie dans le geste technique. Ce bébé qu’on ne sait plus par quel bout prendre est à la limite ressenti comme un persécuteur, il menace quelque chose en nous. Devant les réactions émotionnelles mal contrôlées de certains soignants on voit le mécanisme du rejet à l’approche du jeune enfant qui refuse les bras, se raidit, crache la sucette et hurle de plus belle. Alors se sentant repoussés, les adultes risquent de devenir punitifs L’enfant doit pouvoir être dit « méchant ». Cela libère, comme si on n’attendait que cela, une certaine violence techniquement légitimée par la nécessité, réelle mais souvent surestimée, de faire le soin dans un minimum de temps.

A un degré de plus c’est « l’atonie psychomotrice », état pseudo- dépressif mis en évidence dans le travail fondateur d’Annie Gauvain-Piquard chez les enfants cancéreux de l’Institut Gustave Roussy, dans les années 80. Annie Gauvain-Piquard, pédiatre et psychiatre, a montré l’atonie psychomotrice, réaction de l’enfant à une douleur intense et prolongée. Son apparition est rapide chez le bébé qui n’a aucune ressource cognitive pour tolérer la douleur. Il ne peut ni se la représenter ni la localiser ni lui attribuer un sens. Ces bébés n’appellent plus, ils ne dérangent plus personne, mais leur santé psychique est en jeu. Un mécanisme fondateur de leur humanité a été mis à mal.

Dans Tamalou on est témoin de cette brutale hypotonie musculaire au moment du paroxysme douloureux sur un fond de douleur permanente, lors d’un effort de toux. L’atonie qui fait partie de la dépression du bébé est un peu différente : le bébé déprimé est plutôt mieux quand on recherche le contact, à l’inverse du bébé douloureux qui rejette l’interaction. La différence s’explique aisément : le contact, la relation ne font pas cesser la douleur. Tant que persiste la sensation douloureuse elle agit comme un rappel permanent de l’émotion qui lui est liée.

Quand la douleur physique permet la subjectivation

Le psychanalyste Sylvain Missonnier (Carnet Psy N°164) relate le cas d’une jeune femme qui, enceinte de six mois, déclare ne pas pouvoir envisager l’accouchement. En proie à une terreur panique des douleurs elle réclame une césarienne sous anesthésie pour « ne pas être là du tout ». Avant d’aller plus loin le praticien note la part somatique qui accompagne sa plainte : accès de rougeurs, hyperventilation. L’exploration de ce cas fait apparaitre l’image d’une mère avec laquelle aucune différenciation n’a été possible, laissant persister le fantasme « d’un corps pour deux ». Dans ces conditions psychiques l’accouchement n’est pas envisageable car il faudrait d’abord que la future mère se donne naissance à elle-même. Elle y parviendra par la médiation d’une douleur abdominale qualifiée par les médecins de « douleur ligamentaire ». Bien que la jeune femme se rebelle contre ce diagnostic, accusant les médecins de ne pas la comprendre, on voit ces douleurs prendre progressivement le pas sur la terreur d’accoucher. Commentant le terme de douleur ligamentaire, renvoyant à ligamentum, le lien, Sylvain Missonnier commente : « les douleurs ligamentaires –dans la mesure où sa hargne contre elles étaient l’objet d’une hospitalité bienveillante[i]– offraient un miroir réflexif propice à une mise en récit intersubjective ».

On voit là tout l’intérêt d’une prise en charge où chacun est à sa place. La qualification par les médecins somaticiens d’une douleur réelle, bien que sans gravité particulière a permis de tracer dans la prise en charge psychothérapique la voie de sortie d’une angoisse de perte (perte d’une unité avec une mère toute-puissante) qui serait autrement restée sans représentation possible, au moins dans le temps imparti jusqu’à l’accouchement, qui se passera bien.

[i] C’est moi qui souligne. Cette « hospitalité bienveillante » donnée à la plainte douloureuse est pour moi le facteur essentiel. On peut imaginer le scénario-catastrophe qui aurait pu suivre un « vous n’avez rien Madame » du corps médical : la future mère renvoyée à ses fantasmes sans espace de différenciation, un non-accouchement avec l’aide de la médecine… Mais il y a le bébé qui risquerait alors d’être installé dans un statut de non-bébé, ce qui est plus difficile.

Procédures d’évacuation

« Il est insupportable d’être face à un autre soi-même qui souffre et de ne rien pouvoir faire. Soulager l’autre, c’est aussi se rassurer sur la possibilité qu’on pourrait l’être aussi si on était à sa place, cela s’avérant sécurisant pour tout le monde. L’inverse génère beaucoup d’angoisse pour chacun » énoncent Nicole Landry-Dattée, Evelyne Pichard-Léandri et Annie Gauvain-Piquard (« L’expérience intime de la douleur », La Lettre de l’Espace Ethique, N°12-13-14, 2000).

Là encore il y a une limite. Si nous découvrons que nous ne pouvons pas aider la seule solution est de ne plus voir.  C’est pourquoi les situations de souffrances et de mort vues à la  télé, dans leur répétition déréalisante, produisent à la longue un effet d’anesthésie émotionnelle : nous les subissons sans pouvoir agir sur elles. Les parents qui ont « vu leur enfant souffrir sans pouvoir rien faire », situation fréquente à l’hôpital et expression qui revient dans de nombreux témoignages, en gardent une trace profonde. C’est pour eux une expérience insupportable. La culpabilité qu’ils en éprouvent se tourne souvent en agressivité contre les soignants et les médecins.

L’histoire du déni de la douleur des enfants nous apprend qu’un soignant peut se dés-identifier du sujet qu’il soigne et se couper de ses propres émotions, pour s’identifier au geste technique, surtout si celui-ci est difficile et valorisant pour celui qui le maîtrise. Cela au nom  du savoir établi, du poids de la hiérarchie, du respect pour les supérieurs, ou tout simplement de la routine et de l’habitude acquise. Les médecins qui ont exécuté, jusqu’aux années 60, les « séries » d’amygdalectomies à la chaîne et sans anesthésie pouvaient exprimer de la fierté pour leur rapidité et leur adresse.

Dans colloque organisé par l’association Sparadrap en 2004 le professeur Bernard Golse posait cette question essentielle : « La douleur de l’enfant, on a envie de l’évacuer… Et puis c’est le but officiel d’associations, de colloques, de tout ce qu’on fait. Mais est-ce qu’on a envie – il y a un équilibre très subtil à trouver- de l’évacuer pour que l’enfant soit  dans un mieux être psychique ou est-ce qu’on a envie de l’évacuer pour soi. Si on a envie de l’évacuer pour soi, on ne pourra plus s’identifier aussi à la souffrance, aux difficultés. Je ne dis pas qu’il faut le laisser souffrir. Je dis qu’il faut arriver à se mettre dans une position où on va chercher à le préserver d’une souffrance mais que d’abord on reconnaît en soi parce qu’on a été des enfants, des enfants éventuellement malades ou blessés ou angoissés et qu’il faut aussi raisonner avec ça et que ce ne soit pas une action purement évacuatrice ». Non plus jusqu’où nous avons avancé mais aussi quels ont été nos motifs ? Il ne suffit pas que le but ait été juste, encore faut-il que les moyens le soient !

Voici un autre canal d’évacuation, très fréquenté. Il consiste à décider a priori de ce qui peut ou ne peut pas faire mal, au lieu d’observer tout simplement ce qui se passe. C’est très quotidien et se dit ainsi :

– C’est si rapide ce n’est pas la peine de les distraire.

– Moi, j’ai l’habitude de piquer, les enfants ne sentent rien.

– Il n’y a pas de problème, j’utilise des aiguilles fines.

– Avec la crème anesthésiante… il faut attendre trop longtemps… quand on rate à cet endroit, après c’est pire…

– On n’a pas le temps !

– C’est juste une petite piqûre.

– Ça fait pas mal.

 Voici le témoignage d’une stagiaire infirmière : « Les soins ne doivent jamais être douloureux. Combien de fois lors de mon stage ai-je entendu « ça doit lui faire mal », souvent, malheureusement. On demande à l’enfant s’il a mal, où il a mal… on prévient le réanimateur, la vitesse de la morphine est augmentée, l’enfant se calme et dit qu’il n’a plus mal dans le meilleur des cas.

Mais quand l’enfant crie qu’il ne veut pas qu’on le touche, qu’il pousse le bras du soignant s’apprêtant à injecter l’antibiotique dans la tubulure de la perfusion même quand le soin lui a clairement été défini comme indolore… on ne parle plus de douleur. On dit que l’enfant fait des caprices, qu’il est difficile c’est ce que j’ai entendu, trop souvent à mon goût. Car moi je pense qu’il s’agit bien d’une douleur, d’une souffrance morale, à prendre en compte au même titre que la souffrance physique. Derrière le mot douleur il y a le corps et l’esprit et apparemment cela n’est pas toujours considéré. »

Dans le premier paragraphe, mais pas dans le second, il y a un accord, une hypothèse partagée entre le soignant et l’enfant sur l’existence probable d’une douleur. Mais on ne reconnaît pas à l’enfant le droit de signaler une douleur là où le soignant ne l’attendait pas. Chacun semble avoir sa limite personnelle et implicite à la reconnaissance de la douleur chez l’autre. Cette limite prend place dans tout un ensemble de représentations et d’attentes plus ou moins conscientes de ce que devrait être un « bon » malade. Au regard de celles-ci toute plainte incomprise, considérée comme inappropriée peut être désapprouvée et susciter des étiquetages sommaires : simulateur, sinistrosique, « psy »… Elle réveille la culpabilité, le sentiment d’insuffisance du soignant. Elle devient persécutrice parce qu’on ne la comprend pas. Dit autrement : nous sommes porteurs de représentations et d’attentes de ce que devrait être pour  nous un « bon » malade. Toute plainte qui ne rentre pas bien dans le cadre sera incomprise, considérée comme inappropriée, désavouée. Parfois même elle sera détestée, au sens premier de ce terme qui en fait l’opposé d’attester, porter témoignage : je récuse ce que me disent mes sens, je déclare que ce qui est là n’est pas là, je dé-teste.

 Quand la douleur déjoue nos schémas

Parfois le symptôme douloureux est réellement difficile à comprendre et à évaluer, chez un patient que l’on estime correctement pris en charge et qui ne « devrait plus » avoir mal ! Il s’agit d’un adolescent brûlé à 45 %. Il reçoit de la morphine, qui semble efficace. Le médecin qui arrive pour sa garde perçoit d’abord un problème entre l’adolescent et l’infirmière, qui se dit excédée par ses demandes. Il a mal aux jambes, qui ne sont pas brûlées ! Rendant responsable l’immobilité prolongée on l’a massé, on lui a donné un décontracturant musculaire, sans effet. Les parents sont séparés et l’accident est arrivé sous la garde du père. La mère demande que l’on profite des anesthésies quotidiennes pour les pansements de brûlure, pour opérer un phimosis !

Les demandes de l’infirmière se font plus insistantes. Le médecin est requis d’intervenir dans le conflit. La mère se plaint de l’infirmière, « distante, alors que les autres sont amicales ». Elle l’a dit en face avec le résultat que l’on imagine. Le médecin teste une hypothèse, avance : « dans tout ça il n’est pas question de la brûlure… » Réponse : « oh ça je sais qu’il est bien soigné ».

On examine l’enfant : fasciculations musculaires, réflexes trop vifs.  Le muscle est trop excitable, ce n’est pas à proprement parler douloureux mais l’inconfort peut être considérable. Le traitement par le magnésium qui relaxe les muscles est efficace. Le garçon s’endort.

Deux trains peuvent en cacher un troisième. Deux facteurs se conjuguent ici pour brouiller les pistes et rendre difficile une appréciation exacte du problème : le déni de la mère qui parle d’autre chose met les soignants mal à l’aise car elles sentent qu’elles ne peuvent communiquer normalement sur la question principale, celle de la brûlure, de sa gravité et de ses conséquences. Elles se sentent lâchées, elles qui savent que le cas est sérieux, qui sont en quelque sorte payées pour ne pas pouvoir l’ignorer. Et il y a le problème de cet inconfort, problème classique mais tout de même inhabituel. La difficulté à le reconnaître est d’autant plus grande pour cette équipe qu’elle est plus investie dans le traitement des douleurs qu’elle connaît, celles qui sont dues à la brûlure.

De telles situations complexes et multifactorielles mettent à l’épreuve la cohésion des équipes si on ne se donne pas les moyens de les comprendre. La plainte devient persécutrice parce qu’on ne la comprend pas. Il y a insatisfaction et malaise quand il n’y a plus accord entre patient et soignant sur ce qui doit être une douleur : ici une plainte aigüe, atypique et incompréhensible, mais bien réelle, là où il n’y a pas brûlure. Un brûlé est censé souffrir de sa brûlure, sinon où va-t-on ! Si vous souffrez ce doit être pour une bonne raison, et ce n’est pas à vous de décider quelles raisons sont bonnes !

Les associations de patients

Plus on écoute librement les patients sans leur poser de questions, plus le patient se sent libre de sa parole, et plus le tableau devient complexe. On est dans cette complexité quand on côtoie les associations de patients, car dans ce cadre les personnes atteintes se sentent en sécurité au milieu de pairs, elles ont le temps de l’expression. Elles incluent les symptômes  douloureux dans un vécu plus global qui est livré en bloc, sans choix ni censure. Ce n’est pas un hasard si ce nouveau savoir, très fin, est celui des associations de patients, pas celui qui peut être recueilli à l’hôpital. Parce que là cela ne passe plus par le filtre de la sémiologie médicale, ce qui  est échangé ce sont des récits, pas des observations ni des grilles.

C’est l’occasion de réaliser à quel point notre clinique est simplificatrice, même si c’est dans un souci d’efficacité. A la lecture du bulletin de l’ASSYMCAL (syndrôme de McCune Albright ou dysplasie fibreuse des os, ce n’est là qu’un exemple auquel j’ai eu affaire) on a accès au point de vue collectif, groupal des personnes atteintes. Et justement pas de malades ou de patients… puisque certains ne se vivent pas comme malades mais comme différents. Ils ont appris à ressentir et à différencier la douleur osseuse de base de la maladie, celle de la micro fracture, celle de la courbature signe de la fatigabilité chronique qui fait aussi partie de la maladie…

Pêle-mêle j’entends parler :

-des fractures à répétition

-des actes de chirurgie orthopédique

-des problèmes de compression osseuse

-des soins douloureux : bilans répétés, perfusions médicamenteuses

-des douleurs osseuses spontanées et/ou, on ne sait pas très bien, induites par les perfusions

-des vécus de douleur chronique avec le développement en cercle vicieux de l’évitement, de la réduction des possibilités de vie, ou de son contraire réactif : les conduites de déni avec prise de risques.

A les écouter on découvre comment la douleur chronique induit une nouvelle connaissance du corps, et combien cette connaissance est riche quand elle peut se déployer et s’échanger dans un cadre collectif. Combien également elle est difficile à transmettre tant elle est complexe et intuitive.

L’interrogatoire médical classique ne peut en saisir qu’une très faible partie, de sorte que certains instruits par l’expérience s’habituent à ne plus rien dire, à ne plus demander de l’aide de peur de ne pas être compris. Et à ne plus pouvoir échanger leur vécu, ils en arrivent à perdre l’espoir du soulagement. Ils en perdent jusqu’à la référence interne.

Métaphores

Le sens de l’autre est faillible. La lutte contre la douleur ne nous donnera jamais la satisfaction d’un monde en ordre. L’excès de douleur, en durée, en intensité ou dans l’isolement engendre un envahissement psychique et un état de repliement. La douleur extrême ou durable épuise les possibilités d’appel à l’autre, elle ne peut plus être transmuée en souffrance partageable. Elle ne produit plus rien. La douleur ne crée de la relation que si elle est reconnue, si elle peut donner lieu à un comportement d’aide entre humains. Dans ces conditions elle est liante. Elle peut être séparante si elle est niée, c’est-à-dire si elle excède ce que l’autre peut en recevoir et en intégrer comme si cela lui arrivait à lui.

Mais si du mal peut finalement sortir un bien le mal ne s’en trouvera pas pour autant justifié a posteriori. Une telle conception de la douleur justifiée secondairement comme appel à l’autre ne revient-elle pas à une sorte de théodicée Leibnizienne où finalement, tout bien pesé et considéré, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ? La douleur, et en particulier la douleur de l’enfant décevra toujours les tentatives de récupération. Il n’y a pas de meilleur des mondes possibles mais une conflictualité indéfiniment ouverte. Jean-Pierre Peter, historien de la douleur : « la douleur met l’ordre du monde en question. Comme Œdipe il boite, et nous boitons ».

 Un vieux rabbin souffrait beaucoup. Comme on lui disait que Dieu n’envoie à chacun que la dose de souffrance qu’il peut supporter et qu’il le fait par amour, il s’exclama : « S’il te plait mon Dieu cesses de m’aimer autant ! ».

Dans un autre conte talmudique un rabbin en voyage est hébergé pour la nuit dans la maison d’un homme riche, et cette nuit même l’ange de la mort visite la maison et emporte le fils. Il y a eu du vacarme, et le rabbin qui a très mal dormi proteste. Il dit à Dieu que c’est inadmissible de négliger ainsi les règles de l’hospitalité qui lui était due, que son ange aurait pu venir un peu plus tard. Alors une voix lui dit : par cette parole tu as perdu ta part du monde futur.

Le rabbin réplique que si le monde futur doit venir au prix de l’injustice absolue qu’est la mort de cet enfant innocent, alors il n’en veut pas. La voix reprend alors : par cette parole tu as gagné ta part du monde futur ! Belle manière de reconnaître la contradiction irréconciliable, d’en prendre acte et de vivre avec. Belle manière aussi de nommer ce qui reste un enjeu de chaque instant, jamais assuré, jamais perdu.

Ce texte reprend en partie « Procédures d’évacuation » publié dans le N° 56 de la revue « Spirale- L’aventure de Monsieur Bébé », Erès 2010

 

Mots-clés : hôpital pédiatrique, douleur, souffrance, violence, soin, déni, identification

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