Existe-t-il un besoin de ne pas avoir mal ?

La douleur, que d’ambiguïtés dans ce mot. « Nous avons la douleur de vous faire part… » disent les notices nécrologiques. En Afrique on se salue avec un « comment ça va avec la douleur ? », où le mot douleur désigne plutôt l’ensemble des souffrances et des difficultés de la vie.

La douleur tout le monde sait ce que c’est mais il n’est pas habituel de parler d’un besoin de ne pas avoir mal. Pourtant, par nature, par construction, l’homme fuit la douleur. Mais déjà ici le langage nous contraint. Quand nous parlons de faim, nous pouvons aussi mentionner la satiété, nous pouvons aussi  concevoir l’acte de se nourrir qui conduit de l’une à l’autre. Nous avons soif, nous buvons et nous sommes désaltérés. Le cas du besoin de dormir est plus étrange puisque la formule courante, avoir sommeil, désigne exactement le contraire : ne pas avoir le sommeil, et y aspirer. S’agissant de douleur cette séquence qui permettait de dire un besoin, sa satisfaction et l’acte qui y conduit fait défaut.

Je suppose ici l’existence  d’un besoin, mais dois constater que mis à part le terme de bien-être, dont le champ est plus large il n’y a pas de mot positif pour désigner l’absence de douleur et la satisfaction intime qui en dérive, que je ne peux nommer autrement que satisfaction du besoin de ne pas avoir mal. La non-douleur n’a pas de nom, et on ne peut rien désigner par son inexistence. Ainsi faute de mot pour le dire on en arriverait à douter de l’existence de cette tendance spontanée, vitale, à l’intégrité. Cette place vide dit quelque chose de la conception lacunaire que dans nos contrées occidentales nous avons de notre corps, et aussi le très profond dolorisme qui infiltre toute notre culture. Dolorisme que l’on qualifie parfois, de façon à mon avis très réductrice, de judéo-chrétien.

L’école cognitiviste parle  pourtant de la douleur comme émotion homéostatique présente au moins chez les humains et les primates. Elle comporte une dimension motivationnelle dont la fonction est de ramener l’homéostasie (AD Craig, Trends in Cognitive Sciences, 2004). Dans cette conception le ressenti douloureux nous pousse impérativement à agir pour rechercher le retour à l’équilibre, l’homéostasie. Il y a d’autres émotions homéostatiques : la faim, la soif, le besoin d’une température optimale, le besoin d’air, mais aussi le besoin de sommeil, le besoin d’être touché. Elles sont toujours arrimées à des besoins physiologiques mais ne s’y réduisent pas puisque leur satisfaction suppose un environnement

Qu’entend-on dans ces situations ? « A manger… à boire », voilà ce qui vient quand il y a la vraie faim, la vraie soif, quand plus rien ne compte au monde que le bout de pain ou la gorgée d’eau. Ce n’est déjà plus « j’ai faim j’ai soif » parce que ce niveau est dépassé, le « je » s’est effacé, absorbé dans la représentation hallucinée de l’objet qui, assouvissant le besoin, permettrait de continuer d’exister. A ce niveau toute distinction entre besoin et désir devient stérile. Dans la même intensité de besoin, dans la douleur extrême, j’ai pu entendre les opérés, les malades au cœur de la nuit, à tout âge : ils appellent leur maman, celle qui calmerait la douleur, qui ramènerait le bon-à-vivre perdu. Si la réponse adéquate ne vient pas, quand le sentiment d’abandon est consommé il n’y a plus que la désignation du lieu d’où irradie la douleur : « ma tête… ». Mais jamais « la tête », même quand « je » n’est plus là. Puis la plainte, le cri sans mots. A ce degré on ne peut plus se représenter une aide. Tant qu’il y a des forces pour appeler, l’appel demeure, avec l’espoir de modifier la réalité.

De même que se nourrir, chez l’humain (et peut-être pas seulement chez lui) n’est jamais un acte de pure biologie mais une relation, même si c’est une relation en creux, la réponse au besoin de ne plus avoir mal n’est jamais d’une réponse uniquement technique. La question se pose alors : le besoin d’air ne peut être suspendu plus d’un bref instant. La soif, quelques jours ; le besoin de sommeil quelques jours aussi ; la faim, quelques semaines. Qu’en est-il du besoin de ne pas avoir mal ? Si besoin il y a, peut-il être ignoré, différé dans sa satisfaction, pour combien de temps et dans quelle mesure ? Avec quelles conséquences ?

Sens de l’autre

Dans « Albertine disparue » Marcel Proust imagine un pathomètre, «étrange appareil à faire passer les sensations d’une personne à une autre, et qui permettrait sa reconnaissance par l’autre. C’est un raccourci par la technique, et ce raccourci pointe le problème. Il nous est impossible de ressentir la douleur d’autrui, et même de l’imaginer. La douleur est un ressenti individuel et non partageable. Mais nous sommes des êtres sociaux, avec des conduites d’entraide et d’empathie qui se manifestent très tôt dans la vie. Nous cherchons à aider notre semblable qui a mal. Mais comment cette entraide et cette empathie peuvent-elles se motiver, face à une douleur que nous-mêmes ne ressentons pas ? C’est que les humains associent à ce ressenti douloureux non partageable une émotion qui elle est très contagieuse. Alors que la douleur-sensation est une expérience personnelle, la douleur-émotion est éminemment transmissible. Seule l’existence d’un branchement efficace entre le ressenti et l’émotion permet l’identification à celui qui souffre.  Il est impossible de ressentir la douleur sans y attacher immédiatement une coloration émotionnelle.

Le souvenir d’enfance de cet homme opéré des amygdales sans anesthésie, cité dans « En travers de la gorge », le montre : « Sous le coup de la douleur, une émotion de peur particulière nous saisissait, et une sorte de réprobation contre quoi notre instinct secrètement s’insurgeait, pour subir une deuxième ablation ». Peur, réprobation et révolte sont éprouvés et mémorisés dans cet ordre dans l’espace de temps très bref qui  séparait l’ablation des deux amygdales. La sensation douloureuse déclenche la séquence émotionnelle. Désormais le souvenir de douleur sera définitivement associé à cette coloration émotionnelle. Ce souvenir sera l’émotion elle-même, car elle pourra être éprouvée de nouveau, comme on évoque un souvenir. C’est elle qui après-coup déterminera l’intensité de douleur attendue lors d’une situation potentiellement douloureuse ultérieure. Se souvenir d’une douleur que l’on a éprouvée est donc à la fois possible et impossible. Il y a là une forme d’amnésie qui n’est pas une question d’âge.

L’empathie face à la douleur d’autrui repose sur une représentation somatique très précise.  Une résonance somatique « point par point » cartographie les stimuli externes sur notre propre corps. C’est la source  de la résonance émotionnelle, différente de l’inférence émotionnelle qui se met en place vers 3-4 ans et a à voir avec le langage et l’évaluation des relations interpersonnelles. La douleur que nous observons chez autrui active les mêmes aires cérébrales que si nous la ressentions nous-mêmes. Il y a identité partielle des zones cérébrales intéressées par le fait de percevoir notre propre douleur et la douleur perçue par autrui. La base neurologique des sentiments subjectifs fournit aussi les moyens de la conscience des sentiments d’autrui. L’empathie pour la douleur d’autrui inclut les composantes affectives de la douleur, pas ses composantes sensorielles.

La confrontation de deux proverbes Touaregs dit tout cela, en peu de mots :

« Seul celui qui est dans la douleur la ressent »

« Le fardeau que l’on supporte ensemble est une plume »

Il y a entre ces deux phrases tout l’écart entre ressentir et supporter. Ce mécanisme a probablement eu son utilité du point de vue de la survie de notre espèce humaine composée d’êtres sociaux, mais individuellement faibles, qui auraient été désarmés et impuissants hors de leur appartenance à un groupe social. L’expression émotionnelle de la douleur serait donc une modalité adaptative puisqu’elle entraine des comportements d’appel à l’aide qui effectivement procurent une aide, avec des bénéfices évidents pour le sujet et pour le groupe.

Ce « sens des autres » est déjà présent, au moins en potentialité prête à s’actualiser, chez le bébé. Il s’actualise progressivement dans le développement, et a probablement à voir avec l’avènement de la sollicitude (le concern de Winnicott), avec l’accès à la position dépressive (dans les termes de Mélanie Klein), avec le développement d’une intersubjectivité organisée.

Il a eu probablement eu un rôle dans l’évolution, ceux qui possèdent la capacité de prédire le comportement des autres créatures ayant probablement eu plus de chances de survivre. Cette motivation spéciale pour les interactions sociales, cette attirance pour nos semblables semble nécessaire à notre équilibre psychologique. Un système inné, dépendant de l’attachement, nous permet de percevoir que les autres ne sont pas nous mais sont comme nous : ni radicalement autres ni copie de nous-mêmes. Cela permet la projection et l’identification, l’empathie et l’altruisme. Il y a un lien essentiel et non une opposition entre « sens de soi » et « sens des autres ».

Dans un retour très actuel sur le vrai Darwin on commence à s’apercevoir, ou à oser penser que le « darwinisme social » lui a fait dire exactement le contraire de ce qu’il disait : la faiblesse de l’homme, qui s’est ainsi séparé des autres singes anthropoïdes, fait en réalité sa force. Elle est un avantage en ce qu’elle permet l’union face au danger, la coopération et l’entraide. L’évolution sélectionne des comportements tels que l’empathie, l’altruisme et la solidarité. La civilisation protège les faibles, elle met au point et prescrit des conduites anti-éliminatoires.

 Mais l’empathie est d’abord aversive

Pour autant l’empathie ne peut être une donnée naturelle car la douleur d’autrui est d’abord aversive. Elle vient rappeler désagréablement à notre mémoire ancestrale d’espèce vulnérable que pleurer, se plaindre, manifester sa faiblesse attire les prédateurs. L’empathie est donc d’abord un désavantage en termes de survie. Elle peut cesser de l’être pour autant que se présente un caregiver, un donneur de soin potentiel. Elle devient alors un avantage pour le groupe, et pour l’individu pour autant qu’il est lié au groupe. Mais cela n’a rien de spontané. Le fait qu’en général cela fonctionne ne signifie pas que c’est facile, ou donné à l’avance, ou assuré une fois pour toutes. Cela suppose un travail de civilisation « semblable au travail de l’histoire : comme elle il retient les modifications survenues dans l’ensemble de la collectivité humaine et transmet leur influence au niveau individuel » (Nathalie Zaltzman « L’esprit du mal », Ed de l’Olivier 2007). Dans « L’ordinaire de la cruauté » (Hermann 2009) Jan Cooren, un autre psychanalyste, pointe son contraire : la cruauté précisément, ce qui advient quand le travail de civilisation rebrousse chemin. Je ne parle pas ici de dystopie mais d’une réalité présente. Je vois ce travail se défaire dans certaines familles qui ont été confrontées longtemps à des conditions de vie difficiles, alors même qu’elles en sont sorties mais craignent d’y retomber. Alors on n’aide pas celui est dans la difficulté et qui souffre, au contraire on le laisse tomber, on l’évite, on fait le vide autour de lui… Comme s’il faisait peur, comme s’il risquait d’attirer sur tout le groupe un malheur dont le souvenir est encore vif.

Une fois reconnue la douleur produit du lien. A l’hôpital j’ai pu observer, avec d’autres, que les patients sous pompe à morphine auto-administrée (PCA) laissaient persister un certain niveau de douleur qu’ils jugent tolérable, alors que ce dispositif leur donnait la maîtrise des doses de morphine reçues. Pour justifier leur choix ils disaient volontiers qu’ils ne voulaient pas être « dans les vaps ». Je traduirais pour ma part : ils ne voulaient pas être seuls. Quelque chose de l’appel à l’autre devait rester actif, c’était plus important pour eux que de ne pas avoir du tout mal.  Vivre c’est être en communication. Mieux vaut endurer une certaine douleur avec la possibilité d’une aide, que de se perdre dans un nirvana sans douleur mais aussi sans lien. Vérifier que l’on peut appeler, que la sonnette de nuit fonctionne… Tant il est vrai qu’ « il n’y a de douleur que sur fond d’amour », énonce JD Nasio. Et c’est pourquoi le maintien du lien est préféré au nirvana de la morphine.

Mais cette vérité, comme toute vérité, a sa limite et nous sommes peut-être en train de l’atteindre. C’est ce que fait craindre la récente épidémie d’addiction à des médicaments opoïdes puissants prescrits pour des douleurs chroniques aux USA (Pierre-Yves Geoffard dans Libération (19-9-17). Elle m’amène à revenir sur un des dogmes que j’ai propagés, enseignés, pour lesquels j’ai milité devant maints auditoires : on ne devient pas toxicomane à la suite d’un traitement de la douleur. Et je n’avais pas été le seul. Nous n’avions simplement pas prévu que la chute des barrières à la prescription de ces produits coïnciderait avec un immense désespoir social, vite récupéré (pour le faire taire) comme demande de soins, tel que le nirvana deviendrait préférable, apparaitrait comme la seule issue : déliaison de l’instinct de mort, recherche du plus bas niveau possible d’excitation quand plus aucune excitation ne peut procurer du plaisir, quand plus aucun lien n’est possible.

Erri de Luca (« Acide, arc-en-ciel », Folio 1994) se souvient de son enfance et de sa mère à ses côtés : « Quand les douleurs enveloppaient mes tempes, la chanson de ma mère me berçait de son interrogation : « Ça te fait mal, ça te fait très mal ? ». Puis la torpeur se dilua dans les réveils enchantés de la convalescence. Les mots revinrent, un peu moins de pluie sur un champ desséché. Les désirs ne revinrent plus. Les fièvres tombèrent, je guéris et enfilai mon tablier d’écolier » Il y a l’interrogation de la mère qui ne peut ressentir à la place de l’enfant quand bien même elle le voudrait, mais peut partager par l’échange langagier. Il y a aussi en arrière-plan la maladie comme crise d’évolution pour l’enfant, qui semble entrer dans ce qu’il est convenu d’appeler la phase de latence. La maladie aigüe et la douleur qui s’ensuit auront joué leur rôle : favoriser une régression temporaire dans la dépendance avant une nouvelle poussée d’autonomisation.

« Oh oui mon chéri, comme tu dois avoir mal », dit la maman à son enfant qui s’est blessé au cours d’un jeu. Elle ne lui donne ni paracétamol ni morphine, mais elle partage et console, frotte la zone endolorie, et l’enfant cesse de pleurer et repart content vers ses activités. La douleur n’a pas disparu pour autant, c’est sa coloration émotionnelle qui a changé.

La douleur, sensation et émotion, met aussi en jeu nos capacités cognitives. Enfin elle s’exprime par des comportements. De ces quatre dimensions constitutives de la douleur seule la dimension sensorielle n’est ni communicable ni directement échangeable. La douleur de l’autre nous ne pouvons pas la ressentir à la place de celui qui la ressent, ni même l’imaginer. Nous n’en avons aucune représentation. La douleur est sensation et émotion, « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable » selon la définition internationale de l’IASP. Mais alors que les voies nerveuses qui conduisent la sensation sont minutieusement décrites, le contenu de la douleur-émotion reste généralement dans l’ombre. C’est une émotion désagréable, certes mais encore ?

S’il nous a été si facile de nier la douleur de l’autre, surtout face à l’enfant qui ne sait pas la dire, c’est peut-être qu’il nous est impossible de la ressentir. Face à l’autre qui a mal nous savons que nous n’avons pas mal. La douleur d’autrui ne nous est pas indifférente. Mais elle doit pour cela en passer par les voies indirectes de l’émotion, du comportement et du langage. Notre caractéristique d’humains est que la douleur est en même temps ressenti non-partageable et émotion partageable. L’espèce humaine est probablement une des seules, à associer une émotion à ce ressenti non transmissible. Le branchement sensation-émotion opère de façon instantanée : il nous est impossible de ressentir la douleur sans y attacher immédiatement une coloration émotionnelle. Celle-ci est très généralement désagréable, mais pas toujours : il y a aussi des douleurs glorieuses.

Cette émotion douloureuse, elle, se communique très bien. Dès lors elle a valeur d’appel à l’aide. Une fois reconnue la douleur produit de l’attachement chez les êtres sociaux que nous sommes. Elle est appel à l’aide, à la socialisation. Mais de même que nous aurons toujours nos « bons » et nos « mauvais » patients, il y aura les états auxquels on peut s’identifier, que l’on peut contenir, prendre en soi, com-prendre… et les autres. Comment rester empathiques avec ceux de nos patients qui sont les plus désagréables, ceux qui ne veulent pas guérir, ceux qui éveillent notre haine ? La compassion n’est pas une base solide et durable parce qu’alors l’enfant réel est refoulé en nous, perdu dans l’amnésie infantile pour être ensuite imaginairement reconstruit comme enfant idéalisé prenant place dans le roman familial. Or le patient qui est devant nous ne se laisse pas forcément idéaliser, par exemple quand il se plaint trop, ou nous met en échec de quelque manière. Cette compassion n’est pas fiable et résistera mal à l’échec et à la désillusion parce qu’elle ne s’appuie pas sur une alliance avec l’enfant en nous, celui que nous avons été vraiment. Ou pire, parce qu’elle nous invite à retrouver l’enfant que nous craignons d’avoir été, comme le précise utilement Bernard Golse… De le retrouver justement dans l’enfant qui est en face de nous. Ne voulant pas s’affronter à elle-même elle pourra se tourner en son contraire.

L’empathie ne suffit pas, l’amour ne fait pas tout

S’il n’est pas interdit « d’aimer les enfants » pour les soigner, il vaut certainement mieux ne pas avoir trop besoin d’être aimés d’eux quand on fait profession d’en prendre soin. « La bien-traitance ne relève pas de l’amour mais de l’acte orienté par une éthique, c’est-à-dire par un renoncement à l’amour du prochain » nous dit Yasmina Picart (Centre Kirikou). Disons plutôt qu’elle ne relève pas de l’amour seul, de l’amour en roue libre ; bien loin de l’amour véritable, qui existe et peut échapper aux pièges de l’ambivalence, mais au prix d’un énorme travail psychique.

Mais s’agit-il encore vraiment d’empathie ? On appelle souvent de ce beau nom des attitudes moins élaborées, plus problématiques. C’est l’avertissement de Serge Tisseron (« L’empathie au cœur du jeu social », Carnet Psy154). Elle est couramment confondue avec d’autres positions. L’empathie vraie n’est ni la simple sympathie, ni la compassion, ni même l’identification. Celle-ci est nécessaire mais n’est réelle que si elle est réciproque, si l’autre peut s’identifier lui aussi s’identifier à nous, si nous l’y autorisons. L’empathie vraie suppose une intersubjectivité : accepter que le contact avec l’autre puisse me révéler à moi-même, m’apprendre quelque chose sur moi, me modifier. Avec les prises de conscience pas toujours agréables que cela peut supposer. Elle n’est pas donnée au départ ni assurée une fois pour toutes. Elle suppose, là encore, un travail psychique.

Interview téléphonique. « Donc, reprend la journaliste, le travail en pédiatrie, ce serait en quelque sorte aimer les enfants, et supporter les parents… ? » Je reste un instant sans voix. Avant de la retrouver pour affirmer mon désaccord total avec cette vision de mon activité, j’ai eu le temps de comprendre que mon interlocutrice n’a pas pensé énoncer ici une opinion. Elle n’a fait que reprendre ce qui est pour elle une position d’évidence, position que, ça va sans dire, je suis supposé partager. Elle ne cherchait qu’à relancer le dialogue. Ce qui est encore pire.

Non, nous ne sommes pas là pour aimer les enfants. Nous ne sommes pas là non plus pour les haïr, cela vaut mieux. Mais nous savons bien ce que le terme « aimer » peut avoir de suspect. Un Ministre de l’Education nationale ne proclamait-il à quel point il aimait les professeurs, tout en dégradant continument leurs conditions de travail ? Mais alors ? La question de l’attitude intérieure, de la bonne distance, de la place réservée aux affects du soignant, de ce qu’il s’autorise à ressentir, tout cela n’est pas souvent abordé en termes clairs. Quant aux intéressés eux-mêmes, ils n’aiment pas trop en parler. Or cela ne va pas de soi. Qu’il est difficile de définir pour soi-même une attitude intérieure dans le soin… Concernant l’attitude intérieure du soignant les données sont particulièrement pauvres, si pauvres que cela s’apparente à une occultation ou à un déni. Nous savons pourtant que, dans le contexte des soins douloureux, le positionnement de l’adulte présent auprès de l’enfant (qu’il soit parent ou professionnel) influe puissamment sur les émotions vécues et exprimées par l’enfant qui subit le soin. Et là, surprise (mais le paradoxe n’est qu’apparent), les travaux cliniques montrent que ce sont les attitudes impliquant une empathie avec l’enfant qui semblent le plus délétères, augmentant la détresse de l’enfant ! D’après ces travaux les attitudes les plus favorables seraient au contraire celles qui s’appuient sur les ressources propres de l’enfant et l’incitent à les utiliser.

Est-ce à dire que tout engagement des émotions du soignant serait à éviter ? Et en conséquence que la seule voie sûre serait de se réfugier dans la pure technicité ? Probablement pas. Car il ne s’agit dans les travaux que nous citons que des attitudes spontanément adoptées par des adultes sans formation particulière, mais non de celles qui pourraient résulter d’un effort conscient. Cela suffit en tout cas à mettre en garde contre un engagement émotionnel non contrôlé, non travaillé qui semble plutôt encombrer l’enfant, pouvant créer les conditions d’une relation pathogène parce qu’hyper-stimulante et intrusive. Une relation qui, et c’est sans mystère, admettra difficilement la présence d’un tiers. Et l’on comprend mieux les paroles de notre journaliste, pour qui les parents devraient être, au mieux, supportés, mais sûrement pas intégrés comme des partenaires utiles…

Les bébés ne sont pas des chats

Ce matin il y a un chaton mort dans le jardin. Petite boule grise à peine née, petite gueule ouverte mais pas pour téter le lait, pas pour aspirer l’air de la vie, pas pour appeler ses congénères ou annoncer joyeusement une nouvelle présence au monde. Sa mère, ou du moins la petite chatte que je suppose telle, tourne autour, le lèche brièvement, tente de le réchauffer entre ses pattes, lance de temps en temps un miaulement désolé et sans énergie. Devant la mort je ne vaux pas mieux qu’elle. Je ressens l’absurde de cette vie interrompue et ce sentiment m’appelle. Mais quand je tente une approche elle se défend, montre les dents et s’éloigne. Compassion impossible. Quand mon chat est malade, quand il souffre, je ne peux l’approcher. Mes avances sont pour lui des agressions. Tout ce qu’il veut c’est qu’on le laisse tranquille, terré dans un coin jusqu’à ce que les choses s’arrangent. Sa douleur l’isole.

Si les bébés ne sont pas des chats, des humains particulièrement doués pour l’empathie peuvent humaniser la douleur de l’animal, ressentir en quelque sorte l’émotion douloureuse que l’animal ne manifeste pas. La scène de l’effondrement psychique de Nietzsche est connue. Alors qu’il croise une voiture dont le cocher fouette brutalement le cheval, il s’approche de l’animal, enlace son encolure et éclate en sanglots, interdisant à quiconque d’approcher. Dans « L’Animal que donc je suis » (Galilée 2006) Jacques Derrida commente : « Nietzsche (…) fut assez fou pour pleurer auprès d’un animal, sous le regard ou contre la joue d’un cheval que l’on frappait. Parfois je crois le voir prendre ce cheval pour témoin, et d’abord, pour le prendre à témoin de sa compassion, prendre sa tête dans ses mains »).

Dans un poème de Jacques Prévert (« Place du Carroussel », 1949) nous voyons un homme pleurer à la place du cheval qui ne pleure pas. Il prête à l’animal son émotion d’humain et l’exprime par un comportement typiquement humain :

« Place du Carrousel

vers la fin d’un beau jour d’été

le sang d’un cheval

accidenté et dételé

ruisselait

sur le pavé

Et le cheval était là

debout

immobile

sur trois pieds

Et l’autre pied blessé

blessé et arraché

pendait

Tout à côté

Debout

immobile

il y avait aussi le cocher

et puis la voiture elle aussi immobile

inutile comme une horloge cassée

Et le cheval se taisait

le cheval ne se plaignait pas

le cheval ne hennissait pas

il était là

il attendait

et il était si beau si triste si simple

et si raisonnable

qu’il n’était pas possible de retenir ses larmes. Oh

jardins perdus

fontaines oubliées

prairies ensoleillées

oh douleur

splendeur et mystère de l’adversité

sang et lueurs

beauté frappée

Fraternité »

Cette scène, qui s’ouvre sur le violent flash visuel du sang qui ruisselle, est marquée d’indifférence : celle du lieu et des objets, surtout celle du cocher immobile, indifférence là où il pourrait y avoir attention à la souffrance et aide. Le poète, témoin concerné, pleure à la place du cheval qui ne hennit pas comme s’il était indifférent à sa propre souffrance. Mais le poète qui est un humain ne peut s’en tenir là. Il humanise le cheval en lui attribuant d’autres ressentis spécifiquement humains : le cheval est triste, il est simple et raisonnable. Et il y associe immédiatement d’autres émotions : « Oh jardins perdus… »

La souffrance supposée d’un cheval fait aussi partie de mes souvenirs d’enfance. Les chevaux attelés que je voyais depuis mon balcon d’Alger avaient autour de la bouche un sac que l’on me disait rempli d’avoine, suspendu à leur crane. Et je me demandais comment ils arrivaient à s’en nourrir, puisque dans mon idée quand ils abaissaient leur tête le sac s’abaissait d’autant, et la distance entre leur bouche et la nourriture ne pouvait se réduire. J’imaginais le supplice de Tantale d’une nourriture qui s’éloigne dans le mouvement même où elle est recherchée. Je souffrais la faim, mais surtout la frustration, en lieu et place du cheval qui pendant ce temps mastiquait tranquillement.

En 2017 la souffrance animale est un sujet d’actualité. Dans « Sans offenser le genre humain » (Albin Michel 2008), Elisabeth de Fontenay s’interroge sur la notion d’empathie, voie sans issue selon elle, où se sont engagés les tenants de l’écologie profonde. Voie sans issue dans la mesure où l’empathie ne sera jamais totale, jamais également partagée, donc jamais équitable. Quid de l’empathie avec un poisson, avec une blatte, demande-t-elle ? Que devient-elle quand nos capacités d’identification sont dépassées, mises hors-jeu ?

Je voudrais confronter ce point de vue, que je partage, avec une autre expérience qui le relativise. L’expérience d’un vétérinaire d’origine cambodgienne (« Itinéraire d’un vétérinaire » par Béatrice Leca « L’Impossible » N°5 juillet 2012,) montre comment une meilleure connaissance des signes de la douleur restaure la capacité d’empathie là où elle pourrait sembler exclue. Encore faut-il avoir appris qu’un serpent qui souffre peut cesser de s’alimenter, ou s’alimenter mais en se terrant, ou être complètement apathique, ou faire des stases digestives. Dès lors capable de savoir rationnellement que l’animal peut souffrir, il peut en être touché. Etre empathique avec le serpent qui a mal, cela s’apprend. Avec l’enfant sans langage aussi, et avec le patient comateux ou anesthésié, et   avec le grand handicapé…

Connaissance et émotion ne se séparent pas mais c’est la capacité à se laisser émouvoir qui est première, inscrite dans l’expérience personnelle et aussi culturellement déterminée. Dans le cas de ce vétérinaire il s’agit de la guerre civile qu’elle a vécue enfant et qui l’a sensibilisée à la souffrance qu’elle percevait partout autour d’elle sans pouvoir en comprendre la cause. Cette sensibilité s’est ensuite étendue de proche en proche. Puis : « Un jour [elle avait quatre ou cinq ans] dans un chemin j’ai vu un chien blessé. J’ai éprouvé alors un sentiment intraduisible en français. En cambodgien, cela se dit : hanut. C’est un mot qui synthétise à la fois la pitié, l’empathie, la compassion, l’amour. Je n’ai pas trouvé  de traduction en français. Ma mère m’a dit : « Toi, en fait, tu n’aimes pas vraiment les animaux, tu hanut les animaux ». Je crois que j’ai compris que cette souffrance animale que je voyais, c’était la même que celle que ressentaient mes parents ».

Comme chez Prévert l’humanisation de la souffrance animale permet qu’un humain la perçoive, apprenne à la repérer et à y répondre. Cette humanisation n’a rien de naturel ni de spontané. Elle est apprise dans processus de culture, au terme duquel il n’y a plus nécessairement de barrière infranchissable entre souffrance animale et souffrance humaine[i].

[i] En contrepoint ceci (« Que signifie traiter les animaux avec humanité ? » Jacques Bouveresse, Monde Diplomatique octobre 2020) : la révolutionnaire Rosa Luxembourg, emprisonnée, observe dans la cour des buffles attelés à de très lourdes charges et que l’on martyrise. « Celui qui saignait avait le regard fixe, avec une telle expression sur le visage –et des yeux noirs et doux comme ceux d’un enfant qui vient de pleurer. C’était vraiment l’expression d’une enfant qui a été sévèrement châtié et qui ne sait pas pourquoi, qui ne sait pas comment échapper à ce tourment et à la violence brutale (…) j’étais là debout et l’animal m’a regardée et j’ai senti les larmes couler sur mon visage –c’étaient ses larmes et l’on ne peut frémir avec plus de douleur pour ce frère chéri que je n’ai frémi dans mon impuissance à soulager son tourment muet ». On a bien lu : c’étaient ses larmes. Cette scène réelle est exactement superposable au poème de Prévert mais Rosa Luxembourg va encore plus loin dans l’identification au non-humain. Engagé politiquement Prévert n’était pas révolutionnaire professionnel comme Rosa Luxembourg, mais ils se rejoignent : la sensibilité à l’oppression d’autrui ne s’arrête pas aux limites humaines.

Faisons un pas de plus hors de l’humain, peut-être pour le rejoindre. Quand PK Dick (« Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ») veut mettre en scène un thème central dans son œuvre : qui est humain ? il imagine un test destiné à différencier les humains des « réplicants », androïdes d’apparence humaine. C’est un test d’empathie à la souffrance d’autrui, humain ou animal, qui prétend les distinguer. Un réplicant sur le point d’être démasqué par le test  assassine préventivement le testeur au moment où il est question de sa propre mère. Les réplicants n’ont pas de mère et ne peuvent en supporter l’idée. Jusqu’ici tout est clair, mais pas pour longtemps.

La fin du film qui en a été tiré par Ridley Scott, « Blade runner »,  nous laisse sur une interrogation non résolue, quand le dernier réplicant sauve la vie du policier chargé de l’éliminer. Au même moment il sent qu’il est parvenu au terme de son temps de vie programmé. La souffrance qu’il manifeste alors est très humainement altruiste. C’est celle de ne rien pouvoir transmettre de ce qui a été son expérience de l’existence, de ne laisser ni trace ni mémoire. Tout cela se perdra, dit-il, « comme des larmes sous la pluie ». De fait devant cette scène noyée de pluie on ne sait pas s’il pleure, même si son effondrement est visible. Le spectateur concerné pourrait le savoir, pour lui-même. Dans le poème de Prévert l’humain pleurait sur le non-humain et s’identifiait à ce qu’il était supposé ressentir sans pouvoir le ressentir lui-même. « Blade Runner » répète la scène tout en y introduisant une incertitude, un tremblement. Le non-humain à figure humaine s’est peut-être humanisé en accédant à la douleur de la perte. Mais le policier qui semble assuré d’être un humain ne l’est peut-être pas.

 La douleur est (presque) toujours vécue comme un « ça me… ». Elle suppose un autre, au besoin on l’invente.

L’association Sparadrap avait réalisé en 2004 un concours de dessins et de textes d’enfants hospitalisés. Nous avions alors reçu des centaines de dessins de la part d’enfants hospitalisés. Très éloquents sur les douleurs provoquées, en particulier sur les piqûres, ces dessins étaient en revanche  presque entièrement muets sur les douleurs spontanées, celles qui sont dues à la maladie. Avions-nous eu affaire, par pur hasard, à près de 1300 enfants tous atteints de pathologies non douloureuses ? Il est difficile de le croire. Ou bien serait-ce qu’il est plus difficile de faire état de cette douleur interne, difficile à comprendre parce que sans responsable identifiable ? La question reste ouverte. De leur côté les documents créés par l’association Sparadrap ont toujours représenté des enfants qui disent leur douleur ou la donnent à voir par leur comportement. Tout le monde ne procède pas ainsi, ce serait même plutôt l’exception.

Et quand il va s’agir de douleur provoquée par les soins, dont la source est réellement externe (ce qui ne change d’ailleurs rien au mécanisme intime de formation de la douleur), on va, confondant délibérément la personne et son geste,  représenter carrément des soignants méchants à l’expression sadique. Cela les enfants participants au concours de Sparadrap ne s’en étaient pas privés. Comme si ce n’était pas le geste technique, mais un hypothétique désir de faire mal qui faisait mal !

L’invention d’un persécuteur externalisé serait-elle un mécanisme de défense ? Il est fréquent de voir des images réalisées dans un but de formation des professionnels où la douleur, par exemple migraineuse, est représentée comme une agression externe, la pluie ou la foudre. Interne et externe sont confondus, la douleur interne est projetée au dehors dans un schéma quasi-psychotique ! Et c’est bien ainsi, au quotidien, que la douleur se parle : ça me fait comme des aiguilles, ça me pique, c’est comme des coups de marteau, ça me serre, ça me le fait… Antoine Bourseiller parle ainsi de sa colique néphrétique (« Sans relâche. Histoires d’une vie » Actes Sud 2008) : une bête lui mord la hanche, le feu traverse les reins, un clou rouillé s’enfonce dans le dos, une lave acide se répand à travers le bassin… Le vocabulaire médical de la douleur hérité de siècles d’observation le disait à sa manière en proposant des participes présents adjectivés de verbes d’action. Ainsi la douleur pouvait être pongitive (qui pique), gravative (qui pèse), térébrante (qui perce) ou encore excruciante (qui torture). Sa description supposait un agent fictif produisant sur le corps un effet qui était la douleur.

Tant qu’il existe un « ça me », cela signifie qu’il existe un environnement qui est devenu mauvais car il est supposé causer la douleur. Mais cet environnement mauvais ne l’est peut-être pas entièrement, il pourrait devenir moins mauvais ou cesser de l’être. En tout cas il existe et on peut en attendre quelque chose, ou tout au moins garder cet espoir. Au contraire l’envahissement par la douleur suppose qu’il n’y a plus d’environnement où la douleur n’est pas, donc plus d’espoir. Nous sommes dans d’autres zones, où nous allons rencontrer d’autres situations, d’autres expériences : l’atonie psychomotrice du bébé douloureux, le vécu de sortie du corps dans la torture, ou d’autres expériences extrêmes… comme la mort du consul Thomas Buddenbrook dans le roman de Thomas Mann.

 Quand il n’y a plus de « ça me… »

La douleur devient comme un cambrioleur du Moi, elle est vécue comme une effraction, externalisée alors qu’en fait il s’agit toujours d’une construction interne au psychisme. Ce tour de passe-passe a pour effet de préserver l’intégrité du Moi. En sachant « où » nous avons mal, nous nous assurons du même coup que nous ne sommes pas toute-douleur, qu’il reste en nous une partie dans laquelle nous pouvons reconnaître notre Moi familier, un refuge que la douleur n’a pas envahi.  L’opération défensive qui consiste à isoler la partie atteinte, tout en la surinvestissant, a réussi. A partir de cette base préservée s’ensuit la demande d’aide. Faire de la partie douloureuse un « autre » pour préserver l’ensemble, et en appeler à un autre pour en recevoir du secours, les deux opérations sont conjointes et se conditionnent l’une l’autre. La faillite de la deuxième opération nous parait absurdement impossible. Pourtant elle existe :

« Nathalie est une jeune autiste de dix ans sans langage (…) Dans la cour de récréation elle reste le plus souvent contre la vitre de séparation, le regard absent, l’air évanescent. Ce jour-là quelques enfants sont en grande difficulté: la porte de la cour claque fort… Nathalie est toujours fidèle à elle-même le long de la porte, le regard fuyant sur la ligne de réverbération de la vitre, le visage lisse et ne répondant à rien, impassible et inaccessible (…). La récré finie on rouvre la porte. Nathalie avait le doigt coincé à travers la porte. Affolement, Samu, intervention réparatrice en urgence vont suivre ! Pas le moindre appel, pas la moindre expression de douleur de la part de Nathalie. Pas même une diffusion à l’autre de cette attaque faite au corps, de cette souffrance extrême! » (Enfances Psy N°46, mars 2010).

Sans langage Nathalie n’est probablement pas sans voix, au sens où l’appareil de la phonation est là, prêt à fonctionner mais inutile. Elle est pourtant restée sans cri. Ce qui nous parait aller tellement de soi ne s’est pas produit. Les codes émotionnels à travers lequel se transmet l’émotion douloureuse n’ont pu se construire. Le code social minimal de l’appel à l’autre n’est pas là. Nathalie n’a pas crié sa douleur, elle ne s’est même pas comportée comme l’animal qui se terre, elle n’a rien changé à l’état inaccessible qui est son ordinaire. L’extrême étrangeté de ce comportement nous ferait presque vaciller dans la certitude que nous avons de l’existence de cette douleur. Elle n’a pas non plus regardé le doigt blessé. Françoise Dolto (« Séminaire de psychanalyses d’enfants, Tome 1 ») parle des identifications animales dans les psychoses de l’enfant : « Lorsqu’un animal se blesse un membre ou une partie du corps, il ne la regarde jamais. Les autistes font de même, alors qu’un être humain normal observe la partie blessée de son propre corps et questionne du regard le visage de l’autre si quelqu’un est près de lui ». En effet regarder la partie douloureuse, ou plutôt celle dont on fait le siège de la douleur puisque c’est toujours en définitive le cerveau qui a mal, c’est déjà potentiellement la désigner. Le regard, même solitaire, en appelle au regard partagé d’un autre qui pourrait être là, à la possibilité d’une attention conjointe. Dans la même opération le regard voit et appelle à voir, il voit et montre.

Eliminer à volonté le « ça me », le mettre hors-champ est aussi dans l’ordre des possibilités humaines. « Si vous demandez à ceux qui se scarifient pourquoi ils le font, ils vous répondront « je ne sais pas, c’est moi ce n’est pas moi… c’est plus fort que moi… mais ça me soulage ». Je disais l’autre jour à une jeune fille qui se scarifiait qui se scarifiait: « et si c’est moi qui vous le faisait? » et elle a crié: « mais ça me ferait mal! » (Entretien avec Philippe Jeammet, Carnet Psy N°205). On pourrait reconstruire pour cette jeune fille un autre qui se serait montré si décevant qu’elle a préféré se donner à elle-même la certitude qu’il n’était pas là… en éliminant la douleur dès sa source. Quand le pédopsychiatre se propose en tant qu’autre plus disponible, la possibilité de la douleur est réintroduite, et la jeune fille crie. « Quand vous vous faites du mal ça ne vous fait même pas mal. Parce que ça vous soulage de toutes vos impuissances » commente Philippe Jeammet. En effet ressentir la douleur reviendrait pour elle à accepter la possibilité d’une dépendance.

 « Bébé pleure »

On a beau lire, il faut l’expérience personnelle. Je n’ai pu me représenter cela avant certaine séance de thérapie avec un jeune autiste. Nous étions dans un grand hôpital d’enfants, il était donc fréquent d’y entendre à travers la porte des enfants pleurer, ce que mon jeune patient n’avait jamais remarqué, ni mentionné. Ce jour-là après plusieurs années de  thérapie il se passa quelque chose de différent. Je ne compris pas tout de suite que ses simples mots « bébé pleure », énoncés comme il en avait l’habitude sans aucune intonation alors qu’il restait absorbé dans son modelage, représentaient une avancée majeure. En effet un bébé pleurait quelque part. Je relevai ses mots en y ajoutant une nuance interrogative : « bébé pleure ? », il dessina alors une énorme « bulle de cri » emplissant toute la page, emplie de traits verticaux, comme un cri géant et sans mots (alors qu’il savait très bien écrire). Dans un coin du dessin une mère souriante tenait contre elle le bébé hurlant. Commençait-il ce jour-là à envisager la possibilité d’un cri qui serait un appel ? La suite le confirma : c’était bien une découverte qu’il me faisait partager. Mais cela voulait dire aussi que pendant ces années où nous avions entendu ensemble des cris d’enfants, il n’avait jamais encore fait l’expérience subjective du cri comme appel à un autre présent, sinon secourable. Ce jour-là pour lui le cri prenait sens.

Quand je lui verbalisai tout cela en m’identifiant à cette mère il prit trois verres dont l’un contenait une pièce de puzzle et se livra à une sorte de jeu de bonneteau très rapide, tout en me regardant. « Oui, je comprends, quand c’était toi le bébé tu t’es senti tellement balloté dans tous les sens que tu ne savais même plus pour qui crier… » Ni d’où crier, de quelle base sûre. Lui-même se vivait fragmenté comme une pièce de puzzle perdue, il pouvait être ici ou bien là, on ne pouvait pas savoir, cela allait trop vite. Sans origine possible le cri n’avait pu s’amorcer. Mais ce jour-là une bouche érogène se récupérait, la bulle de cri venait bien de quelque part, elle avait une source et une destination.

 Le cri est un comportement qui se conserve toute la vie.

Il couvre presque toute la gamme des affects humains, pourvu que l’intensité soit suffisante. Nous avons tous vécu, et tous oublié, l’expérience pourtant quotidienne d’avoir été un bébé qui crie. Le poète Claude Vigée (Revue « Peut-Être » N°1, 2010) qui épousa sa cousine plus jeune que lui, fut témoin de ses premiers cris et assista aussi à sa mort. Il parle des trois cris qu’elle lui a donnés à entendre : la naissance, l’orgasme, et enfin l’agonie. Naître, jouir et mourir se résument pour lui à autant de cris et l’essentiel de l’existence est dit. Tout le reste est comme en surplus, et c’est un poète, un homme de mots qui l’affirme. Son intuition poétique rejoint Freud pour qui le cri  est l’origine première de la compréhension mutuelle, puisqu’il est d’emblée pour un autre, un Nebenmensch, un humain proche,  puisqu’il est pourvu d’une destination avant qu’il y ait un destinataire, celui-ci se trouvant « investi avant d’être perçu » (S Lebovici), investi par le cri.

Le bébé impuissant et dépendant de son environnement lutte de toutes ses forces, il se rassemble tout entier dans son cri. Nous l’entendons et y ressentons un appel, nous y répondons, nous nous employons à interpréter ce cri sans jamais être certains d’y arriver mais avec la conviction de devoir le faire. Avec l’aide qu’ainsi il suscite le bébé récupère le sentiment de sa propre existence, il échappe à la désintégration. L’expérience se répète, ses inévitables défaillances se répètent également.

Il est peut-être heureux que nous soyons incapables d’évoquer le souvenir ces moments : notre structure d’adultes ne pourrait probablement plus supporter l’intensité des affects mis en jeu. Et pourtant cela fonctionne, et sauf à en être empêchés nous apportons cette aide parce que nous identifions ce cri comme appel. Un appel dont un jour nous avons été capables. Même s’il n’est pas donné à chacun d’y répondre comme savait le faire le pédiatre Berry Brazelton : « …Je demande aux parents de prendre les plus petits dans leurs bras et de faire le tour de la pièce en dansant dès que c’est fini. Non pas que ça supprime la douleur, mais ça les distrait. Parfois, certains enfants me regardent quand même avec l’air de dire: « Je te retiens, tu m’as fait mal! » Après la piqûre, j’aime les récompenser d’avoir été aussi courageux. Certains enfants apportent leur trousse de docteur pour me faire une piqûre pendant que je prépare la leur, et nous crions ensemble ».

Pensons maintenant à des situations de douleur extrêmes ou de menace de mort. Avec l’irruption brutale du sentiment d’impuissance, le cri vient naturellement. Mais pourquoi crier alors que maintenant on sait parler ? Probablement parce que l’intensité de l’affect dépasse ce que le langage peut prendre en charge. La trace du cri est toujours là, prête à être retrouvée, impliquant l’espoir que quelqu’un ou quelque chose réponde. La protestation souffrante du cri réaffirme la qualité de semblable de celui qui le profère. C’est son but. Plus élaboré c’est le « savez-vous que vous me faites bien mal ? » de tel personnage historique sous le   couteau du chirurgien. A entendre au sens propre : vous êtes en train de m’oublier en tant que votre semblable, capable de souffrance tout comme vous l’êtes. Avant l’ère de l’anesthésie certains chirurgiens avaient noté assez finement que les opérés qui criaient et pleuraient sous le couteau avaient plus de chances de survivre  que ceux qui restaient silencieux. Leur observation clinique était juste : ils savaient que cette absence, ce vide interne favorisaient les forces qui s’opposaient à la réparation du corps traumatisé et concouraient à la mort physique. Dans l’absence du cri alors qu’il aurait fallu crier, la mort était déjà là (JP Peter « Silence et cris », Le genre humain, automne 1988 : Politiques de l’oubli).

Ceux qui ne crient pas sont peut-être ceux dont parle le psychanalyste Christopher Bollas (« Hystérie », Ithaque, 2000) : disposant d’un esprit moins sensible à la nature de la réalité, ils seraient du même coup (et ce serait, dit-il, le but de la manœuvre) moins susceptibles d’éprouver la douleur que les autres provoquent en eux. Et peut-être selon moi la douleur tout court, puisqu’au-delà d’une certaine intensité nous ne pouvons faire autrement que de lui construire une représentation externalisée, un « ça me… ». Mal arrimés dans leur psyché-soma ils pourraient, si un enjeu de vie ou de mort se présente, être plus attirés par le « refuge d’ombre, de fraicheur et de paix » dont parle Thomas Mann au moment de la mort du petit Hanno (voir dans ce blog « Être un Buddenbrook, à en mourir »).

Dans le cri la consonne disparaît, seule reste le flux des voyelles que rien n’articule ni ne sépare.  Mais si la consonne sépare, elle lie aussi. La consonne signifie que deux structures se touchent, freinant et transformant le flux d’air en vibration. Avant le A initial du mot AMOUR, et encore entre A et OU c’est comme un gouffre qui s’ouvre dans la bouche parlante. Il faut bien une liaison, un passage entre ces deux couleurs vocaliques si éloignées, et c’est la consonne M, qui d’ailleurs se trouve exprimer phonétiquement l’action d’aimer. Parfois ce n’est pas suffisant et une béance demeure, éventuellement dangereuse. On pourrait, qui sait, y « tomber… amoureux » au-delà de ce que l’on prêt à investir, il faut une clôture de plus et c’est pourquoi certains amoureux qui préfèrent tiédir leur climat relationnel se font des « m-amours » plutôt que de simplement s’entre-aimer.

Le oui, le vrai oui est fragile. Solidement encadré dans ses consonnes le non est plus difficile à tordre. Souvent on entend à la place du « oui » qui serait un oui, mais alors avec son ouverture vocalique qui pourrait rendre vulnérable, un « voui » qui en limite un des bords, un « ouiche » ironique ; un « moui » ou encore « mouais », dubitatif  ou distrait; un « euh-oui » qui semble y introduire comme une hésitation réflexive, voire un « noui » qui lui apporte un déni partiel. C’est que le oui, le vrai oui est risqué, par exemple quand il vous lie à un autre être devant l’autorité civile ou  religieuse. Mais qui oserait se marier en disant autre chose que oui, en euphémisant son oui ? Mieux vaudrait partir tout de suite !  L’ajout de pseudo-consonnes finales, souvent des chuintantes, très répandu actuellement, participerait-il lui aussi d’un besoin de limiter une ouverture dangereuse ? Il est fréquent, en clinique, que l’autiste sans langage se démutise d’abord en voyelles. A l’inverse la disparition de la consonne alors qu’elle devrait être présente reconvoque dans le langage la violence native du cri. On pense au fameux « ta-ar-ta-gueule-à-la-récré » des cours de récréation, qui se veut menaçant et que nous avons tous entendu, ou proféré.

Le babil du nourrisson contient en potentialité tous les parlers du monde, même ceux qui n’existent pas encore. De ce babil on pourrait dire qu’il oublie le cri, tout en l’intégrant. Il doit à son tour être oublié, sinon il n’y aura jamais de langue maternelle. Nous n’avons jamais « appris » notre langue maternelle, ce qui supposerait une activité et une intention. Nous avons simplement dupliqué sans même nous en rendre compte ce que nous avons capté de l’environnement. La parole constituée en langage intègre progressivement le cri et le babil sans les nier. S’il n’en était pas ainsi elle serait parole sans vie, parole d’ordinateur. Mais les autres langues, celles qui ne sont pas maternelles et que l’on apprendra en sachant qu’on les apprend, en faisant appel à la mémorisation consciente, pourraient-elles être apprises s’il n’y avait ce socle originel ? Il semble bien que non. S’il n’y a pas la langue maternelle, jamais une autre langue ne le sera, ni d’ailleurs ne sera. Tout comme les dents  de lait, sans lesquelles il ne saurait y avoir de dents définitives.

Petite digression musicale

Dans son apprentissage le musicien fait en quelque sorte le processus à l’envers. Il répète et répète en pleine conscience. Puis cela devient de moins en moins conscient, on dit alors que c’est par cœur. Observons alors ce qui se passe : le musicien accompli qui joue une œuvre devient capable de l’interpréter. L’improvisateur joue autre chose qui n’existait pas avant, mais il ne pourrait le faire s’il n’avait appris puis oublié. L’improvisation contient et à la fois oublie tout ce qui a été auparavant travaillé en pleine conscience.  Au moment d’improviser le musicien se défait de tout cela, il l’oublie sinon il ne pourrait improviser. Après coup on pourra retrouver par une pensée secondarisée, les éléments constitutifs du langage précédemment analysé. On ne peut jouer que ce qu’on entend intérieurement et l’apprenti improvisateur doit accepter qu’il n’y a pas d’exception à cette règle. Si le cerveau ne crie pas aux doigts ce qu’ils ont à faire, les doigts ne s’exécuteront pas, ne joueront pas ce qui n’a pas été vraiment entendu intérieurement. L’acte musical vrai tout entier contenu dans sa représentation demande une intention vraie. Apprenez à votre cerveau à crier la musique !

Il y a d’ailleurs des degrés dans cet oubli. Pour certains improvisateurs parmi les plus grands cette étape réflexive langagière est gommée. Ils font mais ne savent pas dire ce qu’ils font ni comment. Ceux-là ont appris la musique comme une langue maternelle. Savons-nous dire comment nous nous y prenons pour parler ? Il y a les improvisateurs à « plans » où l’on reconnaît des fragments de mémorisation, des motifs, comme les pièces d’un jeu de construction, et ceux chez qui plus rien n’est reconnaissable, qui procurent l’impression d’une création permanente, d’un jaillissement. Ce qui est d’ailleurs une illusion car une musique sans aucune répétition, aucun retour du même, serait inécoutable. Il y a simplement chez ces derniers une plus grande proportion « d’oubli ».

Il y a un paradoxe de la  créativité, c’est la musique inouïe que pourtant l’on reconnaît comme une évidence, dans le sentiment triomphant des naissances musicales que pour ma part je ressens avec la gamme majeure inaugurale de l’Orfeo de Monteverdi, comme avec les accords de piano de Mc Coy Tyner au début de « My favorite things ». Mais si les exemples choisis marquent des ruptures stylistiques, ces musiques naissantes sont en réalité renaissantes. Monteverdi reprend le mythe d’Orphée pour le couler dans une nouvelle forme. John Coltrane transcende un refrain de comédie musicale. Mais qui reconnaitrait l’original ? La question, aussi indécidable que le fameux « où j’étais avant de naître ?, s’énoncerait ainsi : « où » était le « My favorite things » de Coltrane avant que Coltrane ne le joue ? Dans les années 60 on a retrouvé le cri à l’état pur, désintriqué des éléments stylistiques qui le contenaient, dans le chant de Ray Charles comme dans le free jazz. Il était peut-être temps, dans notre culture, de revisiter l’expérience brute du cri.

Cris en échec, cris impossibles

Si le cri préexiste à sa destination, encore faut-il que le destinataire se manifeste en temps utile, sinon la destination elle-même sera vouée à dépérir « faute de résultat » (D Winnicott), devenant cri dans le désert. Si l’aide n’est pas obtenue, le bébé vit un moment de désintégration effective. Et cela peut-être très tranquille, il n’est plus question de cri. C’est, dans les deux sens du mot, le bébé à qui plus rien n’arrive parce qu’il est trop loin, le bébé perdu dans l’espace, à qui ne parvient même plus le son de sa propre voix. Selon l’aphorisme bien connu, le bébé cela n’existe pas, « there is no such thing as a baby ». Cela peut se lire de deux manières : une telle situation est inconcevable parce qu’il y a un environnement, c’est la lecture courante et aussi heureusement la situation courante. Mais aussi : si pourtant cela se produit, c’est alors le bébé qui est menacé de ne plus exister, de devenir un non-bébé, un no-baby. Quand cela se répète au-delà de ce qui peut être supporté, nous parlons de retrait relationnel, dépression précoce ou atonie psychomotrice, selon les circonstances cliniques. Il est difficile de parler ici de privilège. Toujours est-il que certains ont pu garder mémoire de ce soubassement oublié et de cette menace. Ainsi le poète Rainer Maria Rilke (cité par Armand Robin « Ma vie sans moi ») : « Lors un enfant pleura ; à la ronde dans ces demeures je savais de quel pouvoir étaient les mères, mais je savais aussi sur quels sols dépeuplés d’aide pousse tout pleur ».

J’entends encore le cri de détresse du cardinal Melville qui vient d’être élu pape, géniale trouvaille du cinéaste Nanni Moretti  dans son film « Habemus papam ». Mais il est inconcevable de montrer un pape qui crie car ce que le monde entier attend de lui à ce moment, c’est une parole, c’est même La Parole dans tout sa puissance d’expression, dans toute son autorité. Le cri qui se perd dans le vide retrouve celui du bébé impuissant qui n’avait pas été entendu. Il renvoie aussi, mais en négatif, aux origines du christianisme que l’Eglise ne peut plus assumer, si elle l’avait jamais pu : soyez comme des petits enfants… Il fait entendre une parole qui se désintègre, parce qu’à ce moment le sentiment normal de la petitesse humaine devant la tâche n’est plus équilibré par de la structure. Par la structure personnelle du cardinal Melville probablement, bien que nous n’en sachions rien. Mais la structure collective, incarnée par le conclave, n’est pas plus soutenante. La scène d’ouverture a montré chaque cardinal au moment du vote, suppliant Dieu de ne pas être choisi. En cela l’intuition du créateur n’est pas si loin du réel. Ce que suggèrent les mots du pape Benoit XVI (« Libération », 27-8-12) quand il évoque le moment de son élection en ces termes : « la pensée de la guillotine m’est venue, maintenant le couperet tombe ».  Le cou est aussi le lieu physique où nait la parole. Etait-il alors habité par son prédécesseur Jean-Paul II au cou tranché par la trachéotomie, par l’image télévisée de son cri impossible quand il tenta malgré tout de s’adresser à la foule ? Toujours est-il que le film fait état d’une thérapie réussie. Pendant que Nanni Moretti le psychanalyste (qui a bien raison de critiquer les « diagnostics » plaqués de « carence de soins » qu’affectionne son ex-épouse) entreprend de soigner une institution Vaticane qui en a bien besoin, Melville s’échappe et va chercher pour lui-même une aide là où elle se trouve et notamment dans la fiction théâtrale. La fin du film le montre capable d’articuler ce qu’il n’avait pu que crier : cette élection n’en est pas une, je l’ai bien compris et je ne marche pas.

 Le cri peut être impossible parce qu’il est empêché par la terreur. Dans la deuxième époque de « Welcome in Vienna » trilogie d’Axel Corti une ex-déportée mutique se démutise dans un long cri de terreur en entendant un acteur dans une imitation qui se veut comique des discours hitlériens. Emigrée aux USA elle sait que les vrais persécuteurs ne sont plus là mais une part d’elle-même vit toujours la terreur au présent. Du fond de son traumatisme mais pourvue d’un entourage qui maintenant peut entendre, elle sait aussi qu’elle a entendu une imitation et elle y réagit comme si c’était vrai, ce qui dans les conditions du camp était exclu. On s’aperçoit alors que depuis sa sortie du camp de concentration ce personnage muet n’était qu’un cri, un cri silencieux et sans fin, ce que son jeu d’actrice exprimait parfaitement.

Ce cri absent, un thérapeute attentif peut le percevoir comme s’il était là, le supposer en quelque sorte, et réagir en conséquence (« La douleur qui se tait n’en est que plus funeste », Jacques André, Carnet Psy N°177). En séance Anaïs ne montre que silence et colère, elle part fréquemment en claquant la porte. « j’avais remarqué la contorsion particulière de son visage dans le moment qui précédait immédiatement le départ brusque. Faute de mot, faute de cri, il y avait l’image: celle d’un visage de bébé, celle d’Anaïs, qui se tord avant que le cri ne soit poussé ». Le thérapeute décide d’intervenir très sobrement: « qu’est-ce qui se passe là? »… et l’enfant s’apaise. « Un bébé demandait à ce que l’on devine sa douleur », commente-t-il, tout aussi sobrement.

Si les conditions deviennent plus favorables le cri qui fut longtemps muet peut un jour se faire entendre.  Heitor O’Dwyer de Macedo (« Lettres à une jeune psychanalyste », Stock 2008) parle du grand pianiste Miguel Angel Estrella qui, emprisonné et torturé par la dictature militaire, avait pourtant pu disposer d’un clavier muet dans sa cellule. Libéré, il assiste dans un film à l’instant où il reçoit ce clavier, et la musique bien connue de lui, et qu’il devait imaginer en la jouant, se fait réellement entendre. Alors : « Je me suis mis à hurler, je ne pouvais m’arrêter de hurler. C’est seulement à ce moment que j’ai réalisé l’horreur que j’avais vécue ». Au cri impossible correspondait le clavier muet. Quand la musique revient dans le réel il n’est plus nécessaire de l’halluciner. L’hallucination qui a permis de survivre est perdue mais l’expérience vécue revient, elle peut se dire et s’échanger et cela commence dans un cri. Dans la cellule de la prison Libertad ce n’est pas seulement le cri qui était inconcevable. C’est toute la situation qui devait être « oubliée », le sujet devant s’absenter de lui-même pour survivre, parce que sa situation était de nouveau celle de l’impuissance originelle. Ce qui devait être oublié par-dessus tout c’est le souvenir de l’appel à l’aide, qui dans la vie normale mais pas dans ce monde de folie faisait effectivement advenir l’aide.

Il n’est même pas indispensable pour cela que le crieur entende son propre cri, le sentiment interne de mise en jeu de toute la musculature pour crier est suffisant, ainsi que la perception de la zone orale comme lieu d’origine du cri. C’est l’exemple limite que nous montre « Mandy », le film d’Alexander Mackendrick. La petite fille sourde de naissance comprend pour la première fois qu’elle a pu communiquer sa détresse par un cri qu’elle-même n’entend pas. Mais elle n’y arrive pas seule. Les adultes présents sont attentifs, et surtout elle se trouve pour la première fois en compagnie d’autres enfants sourds, elle a eu la perception visuelle de leur capacité à faire connaitre à leur façon leurs états internes. Par le partage de l’expérience de la surdité elle peut mettre en relation l’état de tension musculaire et de vibration spécifique qui accompagne son cri, et la fonction de relation de ce cri « pôle archaïque de production de la musique et de l’art du langage » (Peter Sloterdijk, « Bulles » Fayard 2002).

Tout au long de la vie ne pas crier quand il serait approprié de le faire équivaut à ne pas pouvoir retrouver en soi le bébé impuissant par lui-même, mais qui a crié à l’aide et à qui cette aide est venue. Dans « My childhood », chronique d’une enfance massacrée, le cinéaste Bill Douglas conclut une longue séquence hors-champ où l’enfant est battu par un terrifiant plan fixe où le temps se suspend sur un cri muet. A aucun moment dans cette scène l’enfant et ses cris ne seront perçus en même temps. Le dispositif est inverse et symétrique de celui de Nanni Moretti, où le cri était présent mais sans son auteur. La dissociation est la même.

Quand la mémoire traumatique retrouve le chemin du récit, la structure de ce récit garde les caractères distinctifs de son origine, elle est elle-même traumatique. Le critique Frédéric Bonnaud parle ainsi du cinéma de Bill Douglas : « Le grand talent de Bill Douglas est d’accepter l’aspect lacunaire de ses souvenirs. De son enfance il n’a gardé aucune continuité narrative mais quelques images foudroyantes, des bribes de dialogue et des sensations éparses. Plutôt que de s’acharner à boucher les trous il construit son film sur les dysfonctionnements de la mémoire ; Cette très singulière tentative d’autobiographie aura donc un côté brut, mal taillé, comme s’il manquait toujours quelques images entre les plans, comme si les collures des raccords risquaient à chaque instant de céder sous la pression du projecteur. Douglas se refuse à réinventer ce qu’il a oublié, préférant trouver des équivalences plastiques aux flashes qui le hantent, organisant une série de secousses mémorielles au lieu d’un long fleuve mélancolique, reproduisant ainsi le rythme chaotique de la conscience ».

Hélène Cixous (« Ayaï ! Le cri de la littérature », Galilée 2013) évoque le cri impossible d’Ajax, qui est aussi son nom : Ayaï ! «  Dans la famille, nous sommes pleins de cris étouffés, nous sommes des loups muselés, nous sommes assis à la table où les parents jouent aux cartes, pourquoi ne joues-tu pas aux cartes, mon fils, pourquoi refuses-tu d’être un Mitspieler (autre joueur, coéquipier), Franz ? Pourquoi ne joues-tu pas aux cartes avec nous, Hamlet ? On ne peut pas répondre, on vomirait une lave de cris de douleur et d’épouvante ».

Un cri muet ne l’est pas sans de très bonnes raisons. Il est du côté du côté de Kafka et de Hamlet. Il est du côté de ce jeune patient qui avait été exposé pendant des années, à son corps défendant, à l’intimité de ses parents. Au fil de sa thérapie il construisit  une série de personnages : de celui qui hurle sa détresse parce qu’il a été aplati et vidé, à celui à qui on a dit que c’était normal d’être aplati, qui l’a accepté et ne crie plus, pour en arriver à celui qui a perdu sa bouche. Comme Kafka il les désignait par des initiales, comme Hamlet il cherchait le sens de ce qui lui était arrivé. Il était de ceux  qui ne peuvent jouer avec les autres car c’est d’eux que l’on joue, et ils ne peuvent pas dire pourquoi. S’ils pouvaient le dire ils ne pourraient plus être joués. Ainsi il m’est arrivé d’imaginer ce que pourrait être un instrument de musique jouant de son humain. Je n’étais pas le premier. A cet endroit j’ai retrouvé une célèbre scène de « Hamlet », dont je parle ailleurs (voir « Du prince Hamlet à Mario Savio, ou d’Elseneur à Berkeley. Les aventures de l’acte »).

Ce texte reprend en partie deux chroniques publiées dans les N°30 (« Les bébés ne sont pas des chats »),  N° 42 (« Vous avez 2 370 000 réponses en 0,42 seconde… ») et N°47 (« Aimer les enfants ?) de la revue « Spirale. L’aventure de Monsieur Bébé » chez Erès.

Il reprend aussi une partie du texte publié dans « Bien-traitance, un trait d’union à conquérir » sous la direction de Danielle Rapoport (Erès 2014) sous le titre « Amnésie infantile, ou amnésie de l’infantile ? »

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