Henry Bauchau et l’enfant dans le labyrinthe

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Une longue genèse

Le texte le plus vrai que je connaisse sur l’expérience d’un enfant qui fut gravement malade et hospitalisé à une époque où ni douleur ni détresse n’étaient pris en compte, est l’œuvre d’un poète. Je voudrais que ce texte soit au programme des facultés de médecine et des écoles d’infirmières. Je voudrais que tout soignant, spécialement d’enfants, ait eu l’occasion de le lire. Il est vrai que son auteur, Henri Bauchau, s’il fut poète et romancier, fut aussi dans sa très longue vie un psychanalyste. Il fait entendre la parole d’un adolescent opéré du cœur dans sa petite enfance, et qui est un adolescent fou. Mais les temps ont changé. Alors que l’univers hospitalier du poème de Prévert « Hôpital silence » celui des années 50, pouvait évoquer l’hôpital que montrent les films de James et Joyce Robertson, nous sommes à présent dans une autre médecine : technologique, invasive et qui se veut efficace. On sait maintenant opérer à cœur ouvert. Des enfants jadis condamnés, ceux qui avaient la maladie bleue, peuvent être sauvés. Il y a une expérience nouvelle dont il faut rendre compte.

Pourtant jadis, personne n‘écrivait sur cette expérience, il n’y avait ni romans ni poèmes ni témoignages. Ceux qui étaient passés par là n’en parlaient pas, et de toute façon qui aurait écouté ? Il y en a maintenant beaucoup. Pour que cette reconnaissance advienne il aura fallu passer par la mise en évidence, en quelques décennies, de la douleur des bébés, de la dépression du bébé à l’hôpital, de l’hospitalisme. Car si le bébé est une personne comme nous le montrait Bernard Martino dans ses films, alors il peut non seulement avoir mal, mais aussi se déprimer et devenir fou puisque la folie est une potentialité de l‘humain.

Mais cela ne s’est pas fait tout seul. Il a fallu pour que s’écrive l’histoire d’un jeune enfant opéré du cœur et devenu fou puis artiste…

Qu’un soignant, un psychanalyste soit aussi écrivain et poète

Qu’un adolescent psychotique sorte de la folie et devienne un artiste plasticien de grand talent

Mais aussi qu’existe l’art brut, celui qu’on appelle l’art des fous, celui qui nait dans les institutions. Que ces productions soient prises au sérieux et que l’on s’y intéresse, qu’elles soient montrées à un large public.

Il aura fallu en définitive pour dire l’histoire exemplaire de cet enfant…pas moins de quarante-sept années, de 1965 à 2012. Quel aura été le destin de cette histoire auprès des personnes les plus concernées, je l’ignore. Je continue ici de la raconter.

Le petit Lionel D. né en 1961 avec une grave malformation cardiaque, est opéré à quatre ans en 1965 à l’hôpital Broussais à Paris. On parle à l’époque de la maladie bleue à propos de certains cas de cardiopathies congénitales que l’on commence à savoir réparer chirurgicalement. Mais c’est l’époque héroïque où cette chirurgie complexe est en train de s’inventer, et sauf heureuse exception la prise en charge de la douleur et de la peur des enfants opérés est encore inconnue, tout comme l’intégration des parents comme partenaires dans les lieux de soins. Henry Bauchau rencontre le garçon de treize ans en 1977 alors qu’il travaille au Centre psychopédagogique de la Grange-Batelière à Paris. Lionel souffre de graves problèmes psychologiques. Dans « L’enfant bleu » (Actes Sud 2004) titre du roman de Henry Bauchau il est appelé Orion. Le « démon de Paris » le persécute avec ses rayons qui déclenchent chez lui des crises d’agitation furieuses et qui ne sont pas sans rappeler, la violence en plus, les rayons divins du cas Schreber. Dans le roman son enseignante Véronique l’encourage à exprimer ses peurs par le dessin et Lionel-Orion commence un travail d’expression dans de nombreux croquis, puis des peintures, des gravures et des sculptures. Au fil des années il s’affirmera comme un artiste reconnu. Par la suite Henry Bauchau devenu écrivain et l’artiste plasticien Lionel D. ne perdront jamais le contact[i].

Un corpus complexe, un parcours à deux

Nous avons donc affaire à un jeune adolescent réel. Et aussi à Orion, le personnage de roman qui est et en même temps n’est pas Lionel. De même que le Henry Bauchau qui fut thérapeute en hôpital de jour est et n’est pas Véronique. Qui veut s’intéresser à cette histoire se retrouve face à un corpus complexe et abondant fait de réalité et de fiction, dont une partie seulement est accessible au lecteur. L’histoire de Lionel D. qui forme la matière du roman « L’enfant bleu » est aussi présente dans une pièce du recueil de poèmes intitulé « Exercices du matin » (Actes Sud 1999), où apparaissent sans jamais être nommés « l’enfant de quatre ans » puis « l’enfant qui est resté vivant » mais qui n’est pas « l’enfant bleu ». Celui-ci on le verra est un autre enfant de sept ans, un jeune patient chronicisé qui connait déjà tout de l’hôpital, qui en a appris les codes et sait en jouer. C’est peut-être aussi une part de Lionel, à la fois réelle et imaginaire. Je reparlerai de ce dédoublement protecteur et salvateur où l’autre est à ce moment comme une part de soi-même, aussi indispensable que son propre corps. « Rapportant une séance avec Léo le psychotique (Lionel est d’abord désigné ainsi dans des notes professionnelles de Bauchau), le psychanalyste raconte : « La chaleur est extrême, [Léo] a repris sa lecture et je l’entends de sa voix appliquée redire ses phrases : « Mon passé a été difficile. J’ai eu des terreurs à l’hôpital quand on m’a opéré du cœur, heureusement un enfant bleu m’a protégé »[ii].

Dans ce corpus il y a aussi les centaines de pages qui furent dictées par Lionel à Henry Bauchau au fil des rencontres quotidiennes à l’Hôpital de jour, pendant des années. Il y a plusieurs cahiers de dessins dont chacun est une narration en images accompagnées de textes : le Minotaure, l’ile-paradis N°2, les chevaux, l’ile des amis… Tout cela est conservé dans divers fonds documentaires, une partie est perdue. On peut y ajouter les écrits et interventions publics de Henry Bauchau se référant au cas de Lionel … Quant au poème « L’enfant bleu » il existe à l’état de manuscrits autographes parmi d’autres brouillons de poèmes dans un grand cahier. Il a été publié dans la revue « Écritures » de l’Université de Liège en octobre 1999, puis réédité dans les recueils « Exercice du matin » et de nouveau en 2006 « Nous ne sommes pas séparés ».

Tous ces documents témoignent d’une très longue genèse, d’une co-création où le thérapeute est celui qui est passé le premier par les mêmes zones et peut tenir la main de celui qui s’y est perdu. « Analystes et analysants sont donc engagés dans la même œuvre, dans la même action réciproque. Chacun est déliant, chacun est délié dans l’autre. » (Anouck Cape). « Entre ces deux êtres, c’est de réciprocité qu’il s’agit », « les deux protagonistes sont partenaires, radicalisant le miroir que l’un et l’autre n’ont eu de cesse de se renvoyer dynamiquement »[iii].

Dans le roman Henry Bauchau attribue à Véronique une biographie compliquée, pleine de drames et de pertes. Dans un entretien il commente ainsi son parcours avec Lionel : « Mais quel long travail ! quelle lutte ! pour lui, et quelle patience pour moi ! (…) Pour moi et pour Lionel, cela a été une chance que la société nous a mis en position de pouvoir le faire. Mais avec combien d’allers et de retours, combien de régressions. Cela représente un travail de quinze ans tout de même »[iv]. L’œuvre littéraire porte la marque de ce parcours accidenté. Henri Bauchau n’achèvera son roman « L’enfant bleu » qu’en 2004 à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Ce « double chantier d’existence » n’aura été possible que dans un cadre très adapté : prise en charge intensive pendant treize ans à raison de seize heures par semaine, où Bauchau est à la fois le thérapeute, l’enseignant et le guide du jeune adolescent.

 En 2012, année de la mort de l’écrivain, une rétrospective au Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille, révèlera enfin au grand public, en même temps que l’œuvre de l’artiste plasticien Lionel Doulliet, cet exceptionnel parcours à deux voix de thérapie, d’écriture et de création qui se sera étendu sur vingt-huit années de la vie d’Henry Bauchau. Elle sera prolongée par le très beau livre-catalogue, «Lionel, l’enfant bleu d’Henry Bauchau» sous la direction d’Anouck Cape et Christophe Boulanger. Puis par un autre ouvrage collectif « Rencontres, thérapie et création » (Christophe Boulanger, Annouck Cape et Catherine Denève, Éd. Presses universitaires du Septentrion 2014). Il existe enfin une œuvre en dialogue, le recueil de nouvelles « En noir et blanc » paru en 2005 (Ed du Chemin de Fer) avec des illustrations de Lionel Doulliet.

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Ce long compagnonnage est dans le roman celui de Lionel-Orion avec Véronique, image de l’écrivain-psychanalyste. Dans leur ouvrage « Histoire et trauma. La folie des guerres » (Stock 2004) Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière en rendent compte dans leur étude des situations de guerre, et il s’agit bien de cela quand on a affaire à la folie : dans ces situations extrêmes le compagnon privilégié, le buddy est indispensable.  Il y a nécessairement la « passion de prendre soin l’un de l’autre, physiquement et psychiquement, équivalente aux rapports familiaux les plus précoces et les plus profonds ». Dans ces couples de circonstance, ces deux vies associées pour un temps tous deux sont également concernés : celui qui soigne la folie mais qui pour ce faire a bien dû fréquenter ces zones de l’être, comme celui qui y a eu recours comme ultime lien social possible dans une situation elle-même devenue folle.

Orion, le prénom peu commun sous lequel apparait le jeune Lionel dans le roman «L’enfant bleu» fut choisi par Henry Bauchau en référence au tableau de Nicolas Poussin «Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil» qui représente le héros mythologique «géant aveugle, fragile et majestueux marchant dans les montagnes guidé par un petit enfant debout sur son épaule». Il représentait pour Henry Bauchau «un grand inconscient aveugle mené par un enfant qui guide ses flèches et ses pas». Il est donc question là du holding Winnicottien mais avec quelque chose de plus. Car dans ce parcours à deux qui a porté psychiquement l’autre ? Dans la conception traditionnelle l’apport spécifique de celui qui est porté, son adaptation réceptive, activement passive, sa disposition interne à être porté, tout cela est rarement considéré. A un niveau plus comportemental les médecins de la douleur connaissent bien les bébés douloureux qui se raidissent et se rejettent en arrière, ne s’adaptent pas au portage, induisant en retour un rejet de celui qui porte (un exemple en est montré dans le film de formation « Tamalou-L’examen clinique du jeune enfant douloureux » (Annie Gauvain-Piquard 1993). Au thérapeute-porteur de se défendre de cette tentation du rejet. Dans le cas présent il y réussit[i].


[i] Etre bien porté ne serait-ce pas pouvoir se construire l’illusion de se porter soi-même ? Quand le soutien reçu est devenu partie de l’évidence d’être. J’ai éprouvé cela dans la tenue de mon instrument de musique, suspendu à mes épaules et reposant doucement sur mes deux pouces, jusqu’à en arriver à une position sans tension où l’instrument se soutiendrait comme de lui-même, sans avoir besoin de savoir que quelqu’un le soutient,

L’enfant bleu

Mais tout ce qui a été dit de ce compagnonnage pourrait aussi bien se dire de celui de Lionel et de l’enfant bleu qui n’est ni Lionel ni Orion, bien que « L’enfant bleu » soit le titre du roman et du poème. Il est très présent dans le poème mais n’est mentionné que très brièvement par Orion au tout début du roman (18). C’est l’enfant plus grand qui connait tout de l’hôpital et qui sert de guide à l’enfant de quatre ans qui n’avait jamais été seul au milieu d’étrangers. Celui qui totalement adapté mais non fou n’avait pas eu la possibilité de se construire un démon de Paris mais qui a pris une autre voie, celle du retrait et de la soumission apparente. Car ne devient pas fou qui veut. La fin du poème marque la séparation définitive entre « l’enfant qui est resté vivant » et « l’enfant bleu » :

« On est sorti de l’hôpital, on a vécu si c’est ça vivre et l’enfant bleu n’était plus là.

Est-ce qu’il est sorti, est-ce qu’il a guéri de la maladie bleue ? » (…)

L’enfant bleu avec son regard avisé, son acte transparent

Celui qui n’obéissait pas et n’avait jamais peur, qui était-il ? Où était-il, de quel côté du côté qui fait mal ?

On ne sait pas. Un jour il était là, un jour on est parti.

Il n’a pas dit son nom ni son prénom, il n’a pas dit au revoir.

Dans le corridor du départ, quand papa trainait ma valise, il était là, peut-être il a souri

Peut-être était-il mon ami, puisque c’est lui qui, à demi-voix

C’est lui qui m’apprenait à vivre et à jouer. Après on m’a forcé »

Le poème « L’enfant bleu » connut une élaboration longue et difficile. Sa rédaction débuta dans les années 80 mais Henry Bauchau le laissa inachevé. Il ne le reprit pour le publier qu’en 1999 sur l’insistance d’Isabelle Gabolde qui en est la dédicataire. « Cela m’émeut d’y retravailler » dit-il alors. Le petit recueil « Exercice du matin » où le poème est inséré comprend douze pièces correspondant aux douze mois de l’année. Ce long poème narratif conclut le recueil, il en est la pièce la plus développée, la seule à ne pas être une forme brève. En même temps que sa conclusion il en constitue le véritable centre de gravité. Seul aussi à raconter une histoire il vient comme une surprise finale, et on pourrait s’étonner que le titre du recueil ne s’y réfère pas. De fait sa présence y est comme clandestine. Comme une observation médicale pourrait le faire il rétablit le lien anamnestique de tout ce qui apparaissait par fragments dissociés dans le roman sous la plume de  Véronique.

Il représente également un travail de distillation où les fragments d’expérience épars dans le roman et d’autres écrits apparaissent enfin dans leur continuité dans une narration à la fois poétique et très concrète où les effets suivent les causes. Il témoigne d’une connaissance précise, factuelle, de ce que l’enfant pouvait avoir vécu à l’hôpital, alors que l’exposition de Lille et son catalogue ne faisaient aucune référence à l’opération qu’il avait subie enfant, se contentant de parler de ses graves troubles psychiques. Il représente en un sens une guérison après le long passage par la folie, dans une reprise de contact avec un réel partageable. Il est au présent de l’évènement qui avait fait trauma alors que le roman se situait dans l’après-coup de la folie de l’adolescent, folie « normale » dans ces circonstances folles qu’il rappelle et représente dans ses crises. Il rend compte du réel inassimilable dans le temps même où ce réel traumatique s’était constitué en délire. Il rétablit une chronologie avec ses étapes, entre « Dès le premier soir, dès la première odeur on a su que ce ne serait pas facile… », et  « On est sorti de l’hôpital… ». Il y a un lieu, un espace géographique concret entre la N21 vers Périgueux, le carrefour d’Angoisse qui existe réellement, et « le service » de Paris, le lieu du démon qui a rendu fou. Il y a les visites de la mère et du père et leurs difficultés face aux règlements du service. Et il y a la terreur de l’enfant.

Ainsi le poème peut-il faire état du chemin parcouru. L’expérience brute mais transcendée par le travail d’écriture acquiert la qualité de témoignage universel. Il ne s’agit plus seulement du petit enfant, jamais nommé, mais des « enfants de quatre ans qui sont à l’hôpital en chirurgie du cœur ». C’est un texte militant qui d’emblée interpelle son lecteur et le place devant une réalité complexe avec sa dimension tragique, née du choc de nécessités contraires :

« Les enfants opérés du cœur, les handicapés du bonheur, autrefois ces enfants mouraient.

Ils vivent aujourd’hui. Louée soit l’existence, loué soit le scalpel

Loué soit le réveil affreux, dans la douleur.

Les enfants de quatre ans handicapés du cœur survivent et si l’on remonte, de bien peu, dans l’histoire

On peut penser qu’ils ressuscitent !

On sait les opérer, les guérir, on ne sait pas comment ils vivent ou survivent ensuite »

Cela résonne comme un appel à témoin, à qui sera capable de voir et de recevoir. Le poète interroge les capacités du langage à rendre compte d’une expérience-limite. Peut-on dire ? Qui peut dire, comment, avec quels moyens, quels mots ? Le poème le pourrait-il ? Et le petit enfant qui n’a pas les mots, comment peut-il dire ? :

 « Le cœur se serre lorsqu’on pense à eux. Quel cœur ? Le tien serait-il assez vaste

Pour entendre ce qu’a vécu, dans sa petite enfance, l’adolescent obscur

Dont si longtemps après tu cherches à décrypter, les mots, les cris, les phrases entrecoupées

Les rêves, les dessins et les dictées d’angoisse…»

Dans le roman le premier contact de Véronique, qui n’est encore qu’une enseignante à peine arrivée dans cet hôpital de jour, avec le jeune Orion, n’est pas une rencontre. Il s’agit d’un simple dessin dont elle ne connait pas encore l’auteur, mais qui l’impressionne. Nous sommes au tout début : « En arrivant je vois, affiché sur le mur par le professeur d’art, un dessin qui m’enchante et s’accorde à la détresse bien cachée que j’éprouve. C’est une très petite ile, une ile bleue, entourée de sable blanc et couverte seulement de quelques palmiers. Cette ile, son ciel, sa lumière, sa minuscule solitude protégée par une mer chaude expriment le désir, la douleur d’un cœur blessé. Le dessin naïf, d’une manière fruste, toute pénétrée de rêve, me fait sentir avec force le silence, l’exil terrifié, la scandaleuse espérance dont il est né ». C’est un acte de foi qui, comme on sait, se passe de preuve. Il y a là quelqu’un de vivant, terrifié et isolé mais vivant. Scandaleuse espérance en effet mais au sens théologal, promesse sans garantie qui n’est encore gagée sur rien, nécessité d’accorder crédit, attente positive. Ce n’est qu’après qu’elle entrera en contact avec l’actuel de l’adolescent, fait de crises de violence contre tout ce qui pourrait faire cadre, personnes ou objets, et de persécution de la part des autres enfants. La jeune enseignante à peine arrivée se dit alors touchée dans une zone très secrète de son intériorité.

C’est très logiquement qu’aux yeux de ses collègues son rôle professionnel va devenir « incertain, mal défini » parce pour répondre aux nécessités de la rencontre elle doit sortir des cadres institutionnels pour faire autre chose que ce qu’on attendait normalement d’une enseignante, dans cette institution elle-même traversée par une crise. Elle devient enseignante-thérapeute et cela lui est reproché, il y a même de la peur, mais son nouveau responsable le professeur Douai l’appuie, lui garde confiance et soutien. De son côté Véronique bénéficie d’un appui « artiste » du côté de son compagnon Vasco, un personnage hors du commun qui l’aime et la soutient. Bauchau dessine là tout un environnement soignant et créatif apte à accueillir la folie. Il nous dit qu’aux rivages de la folie on n’aborde pas en solitaire.

Dans le roman le récit explicite de l’hospitalisation n’apparait que très tard, à partir de la page 315, puis quelques pages plus loin sous la forme de la neuvième « dictée d’angoisse ».  C’est à ce moment que l’enseignante-thérapeute commence par fragments l’écriture du poème que l’on retrouvera dans le recueil « Exercice du matin ». Il faut du temps pour pouvoir aborder une réalité à ce point traumatique. Pourtant des traces fugitives pouvaient se repérer dès la première rencontre entre l’adolescent appelé Orion et celle dont il va faire sa thérapeute. Quand Orion dit : « Que de fautes, que de fautes ! » il s’agit, au moment de passer à la dictée, de son inhibition scolaire et de son retard de langage. S’agit-il d’ailleurs d’inhibition, ou plutôt du parasitage de la langue par le charabia du démon ? Mais celui qui répète « On ne sait pas Madame », qui un jour a dû être interdit de savoir ce qui lui arrivait, a dit cela « d’une voix qui n’est pas la sienne » et la narratrice réagit dans l’instant à cette présence inconnue qui s’est manifestée : « Qui dit cela ? ». Question très juste, qui pourrait trouver place dans une séance  où l’analyste aurait capté et interrogerait cette voix inconnue. Mais le « C’est l’heure, Madame » qui suit l’interrogation et n’y répond pas pourrait tout de même donner une réponse si l’on admet que cette injonction s’est adressée dans le hors-temps du traumatisme à la mère de l’enfant hospitalisé, marquant selon les règles de l’hôpital la fin de la « visite ». En thérapie la première rencontre peut dire l’essentiel, même si par la suite il faudra très longtemps pour y revenir. Et l’enfant perçoit alors le départ obligé de sa mère comme la conséquence de sa « faute » inconnaissable. Internalisation de restes de perceptions acoustiques d’un vécu traumatique, résidu de voix non symbolisé…. D’autant plus que dans cette institution tout échange humain semble voué à se briser prématurément sur un emploi du temps implacable que l’adolescent a intériorisé : c’est toujours « l’heure », toujours « il faut ». Souvent on le sait l’institution reproduit malgré elle tel ou tel élément de la situation qui fut traumatique pour ceux dont elle prend soin.

Dans ces zones extrêmes le langage ordinaire est inopérant, il ne rend plus compte, ce dont prend acte le jeune Orion dans son invention langagière : chambardifié, renversifié, roulotté, bouillentoné, souffrement ou énervation… Il s’agit certes de néologismes mais pas d’une création verbale à partir de rien comme dans une démarche de type lettriste. Plutôt de termes transformés, souvent passivés, qui disent la passivation impuissante vécue dans la violence, le being done to de Winnicott mais sans le préalable du being, le règne sans partage du « démon-il-faut », du subir face à un Surmoi féroce identifié à l’institution hospitalière. Avec ce néo-langage il y a au moins une chance d’échapper au charabia du démon qui lui n’est pas un langage. « Mais papa, maman, les profs, ils ne croient pas au démon… Moi, on sent son odeur, ses rayons, et il me fourgue son charabia dans la bouche quand on doit parler ». Puis soudain : « Et la dictée, quand est-ce qu’on la fait ? ». Et voilà la thérapeute mise en demeure de « croire » si elle veut qu’Orion puisse lui « dicter » son histoire. Le transfert suppose une position d’accueil a priori, avant que rien ne soit dit. C’est un test de réalité qui rassemble en une phrase quelques-unes des traces non symbolisées que peut avoir laissé l’expérience de l’enfant opéré.

Les traces olfactives sont parmi les plus profondes et l’odeur de l’hôpital on la garde longtemps en soi quand on l’a un peu fréquenté. René Roussillon[v]  parle d’un jeune patient étiqueté schizophrène. Ce jour-là en proie à une émotion incernable il parle d’une « odeur d’au-dessus ». Il parle aussi de l’appartement de son enfance situé au-dessus d’un café et d’une crémerie. Roussillon reprend la trace olfactive en la liant : « j’ai pensé à une odeur d’au-dessus… un café au lait ». « Un rictus de rage apparait sur son visage, rictus mêlé de larmes ; rage et désespoir ». Tout avait commencé selon la mère après une hospitalisation pour appendicite à 11 ans. « Il attendait tout le jour que sa mère vienne le voir. Elle ne venait pas. Il se gavait de café au lait. Cette odeur de café au lait, typique des collectivités. Pendant tout le séjour sa mère n’était pas venue, elle ne pouvait pas, lui avait-elle dit. Au sortir de l’hôpital sa mère l’a trouvé drôle, elle a vu qu’ « il avait la tête qui tournait », « peu après, tout a commencé ». « A l’évidence, conclut Roussillon, cette hospitalisation eut les effets d’un traumatisme désorganisateur, mais, comme Freud le souligne, le verre ne se casse que sur la ligne de ses fragilités, de ses fractures potentielles. La représentation de la mère n’avait guère eu l’occasion de faire l’épreuve de sa résistance à la destructivité, ni de faire l’épreuve de sa capacité à survivre à la rage ». On ne saura pas de quelle nature était la ligne de fragilité personnelle du petit Lionel. Ni celle de ses parents. De ceux-là on saura qu’ils ont souffert sans oser protester des limitations, courantes à l’époque, des heures de « visites » : « Pourquoi si peu maman, qui vient l’après-midi quand on dort ? ». Le père trouvera même qu’on était « gentil » de le laisser venir le soir, après les heures autorisées. Mais « Quand il s’en va, quelqu’un sans mots, quelqu’un dans la terreur épouvantablement Hurle : Qui est gentil ? » L’expérience répétée de la séparation de par le règlement restera longtemps indicible avant de pouvoir être revécue, comme on le verra. Mais les parents soumis à ce dur régime n’auront aucune raison de faire confiance à une autre institution. On sait que plus tard, à l’hôpital de jour, l’alliance entre Henry Bauchau et ces parents ne fut pas immédiate ni facile. Considérant sans doute que la folie de Lionel était définitive (et on avait bien dû le leur faire comprendre) ils ne croyaient pas, au début, aux méthodes du thérapeute.

Pour l’enfant de quatre ans l’odeur ne fut pas seulement le signe de l’abandon. Elle fut ce qui marqua l’entrée dans la folie. Quand la vie psychique se retire son fonctionnement peut se résumer à l’enregistrement d’une trace sensorielle. « Il y avait une odeur nouvelle, une odeur préhistorique qu’on sentait avec la respiration qu’on devait ouvrir puis fermer. Pourquoi ? », interroge Orion. Et il y avait aussi le charabia des mots incompréhensibles que les médecins échangent dans leur langage autour du lit du patient. Quant aux rayons… Dans une situation traumatique à la fois débordante et complexe, impossible à saisir dans sa totalité, un seul élément vaut pour l’ensemble et suffit à l’évoquer tout entier :

                           « … Dans la salle à l’odeur étrangère, la salle noire, avec ses étincelles de lumière

où l’on vous dit :

Respirez ! Ne respirez plus ! C’est là qu’était le bruit, qu’on a senti l’odeur

De l’Autre bien plus grand, plus fou que tous les autres. C’est là que le démon

Est descendu en moi

Pour ses Pâques d’obscurité, pour l’Ascension qu’on fait la tête en bas

Sous les majuscules enflammées qui vous retombent sur la tête.

C’est là qu’on a senti sur l’anneau de Saturne, que le démon surnaturel entrait en moi, broyant la vie »  

Qui a fréquenté ces lieux reconnaitra sans peine la salle de radiologie, particulièrement lors du cathétérisme qui précède habituellement les opérations du cœur. A moins qu’il ne s’agisse des sensations qui accompagnent l’entrée dans l’anesthésie. Ou encore d’une condensation des deux situations, alors que l’anesthésie, l’opération du cœur et ses suites  ne seront que très peu évoquées, la douleur mise à part. Je ne suis pas certain que ce savoir ajoute à la force poétique du texte, à l’expression du sentiment de démence, de renversement de l’ordre du monde, d’anéantissement que peut ressentir un jeune enfant placé dans certaines des situations qu’a engendrées notre médecine technologique. Dans l’univers mental de Bauchau très imprégné de christianisme les Pâques d’obscurité et l’Ascension la tête en bas évoquent l’inversion des grands symboles christiques, c’est-à-dire l’inversion du monde, l’entrée dans un monde diabolique. Et si Moritz Schreber le patient de Freud communiquait avec Dieu par l’intermédiaire de rayons divins, ces rayons-là sont aussi réels, puisque ce sont les rayons X. Mais ils s’inversent, d’instrument de diagnostic ils deviennent l’arme intrusive du démon de Paris. Et il faut croire que le thème de l’inversion diabolique était assez puissant pour contaminer la relation entre les parents de Lionel et le thérapeute. Ces parents pratiquaient la prestidigitation mais Henry Bauchau eut peur, au début, qu’il ne s’agisse de magie noire ![vi]

Le soignant fou et  le monde inversé du diable

Un enfant qui aurait subi cela à cet âge, capable de dire son ressenti et qui se sentirait libre de le faire, pourrait dire qu’il a eu affaire à un soignant fou et y trouver une explication logique à ce qu’il a subi de douloureux ou de terrorisant. Il pourrait ainsi intégrer son expérience. Un chirurgien fou, c’est ainsi que commence l’enquête introspective de Patrick Froehlich un chirurgien d’enfants devenu écrivain[vii] :

« — C’est toi, sur cette photo, le chirurgien fou ?

Véga avait ouvert l’enveloppe que j’avais reçue quelques jours

auparavant, avec à l’intérieur une page de journal sur laquelle une

peluche nous fixe avec des yeux ronds, un chat en noir et blanc au large

sourire maléfique, aux grandes dents alignées, vêtu d’une tunique de

chirurgien colorisée en bleu » (…)

« Sur le journal, Clara sourit de bonheur, elle a perdu quelques

dents de lait, on ne suspecte pas l’histoire lourde, elle regarde le lecteur

en tenant son appareil photo. La peluche du Chirurgien fou est assise

sur l’objectif. Je retrouve le regard qu’elle avait avant d’entrer en salle

d’opération, déterminée à lutter contre sa maladie. Ses grands yeux

confiants ne me quittaient pas quand débutait l’anesthésie et qu’elle se

soumettait aux contraintes de la chirurgie »

Mais si l’enfant n’a pas eu les ressources ou l’appui nécessaires pour mettre en cause le soignant et ses propres parents, c’est l’idée du mal impersonnel qui surgit, personnifié par le diable. Dans « La difficulté de vivre », Françoise Dolto (Carrère, Paris 1986, pages 192) a exploré quelques aspects de l’idée du diable dans la psychologie infantile: Il est un personnage à part. Autour de lui plane une notion de danger angoissant et d’opération maléfique. Il évoque un désordre qui menace ce qui est vivant. «  Les enfants (…) pensent à parler du diable quand ils éprouvent un état intérieur indescriptiblement pénible ou lorsqu’ils veulent faire éprouver un tel état à leur interlocuteur. C’est cet aspect non-social profond qui en fait le danger numéro 1: le diable pour l’enfant est synonyme de sa disparition en tant qu’être social. S’il fraye avec lui il entre dans un monde sans normes sociales, en deçà de toute règle. Les couleurs, quand il en met, sont symboliques d’ardeur et de mort tout à la fois… La dysharmonie jointe à une mimique dominante traduit la fixité inexorable de l’intention maléfique, la non-reversibilité. Elle exprime, à travers du subjectif vécu, le désordre intérieur vivant, créé dans la psychophysiologie de l’enfant par le sentiment du bien-agir et du mal-agir ».

Un jour à l’hôpital on me remit le dessin d’un enfant de onze ans qui était déjà sorti. On aurait pu croire que Françoise Dolto avait écrit ces lignes en regardant ce dessin. Un immense Docteur Satan y écrasait de sa stature et de sa canne-seringue un tout petit être noir et lui disait : « eh bien si tu veux sortir il faut que je te mette ça dans les fesses sinon tu resteras là toute ta vie, OK? ». L’autre appelait à l’aide : « pas de piqûre ». Ce dessin de grandes dimensions, très travaillé et richement coloré de rouges et de noirs violents était fait pour ne pas passer inaperçu. Exécuté dans le cadre de l’école à l’hôpital il resta un temps affiché sur les murs du service avant de m’être donné. C’était un message, une dénonciation utilisant les armes de la satire et le personnel éducatif connaissait mon intérêt pour ce genre de messages. Il y avait dans l’expression du docteur-diable une jouissance sadique non pas tant de la piqure que du pouvoir qu’il exerçait sur l’enfant, les soignants n’ignorant pas que la plus grande peur des enfants est de ne plus jamais sortir  de l’hôpital. Ce n’était pas tant la peur de la piqure que le malaise devant une attitude pervertie : la piqure aurait dû être un soin concourant à la guérison, c’est-à-dire à la reprise de la vie normale hors de l’hôpital, où l’enfant pourrait continuer de vivre et de se développer. Elle devenait l’agent d’une contrainte morale qui pourrait le maintenir dans son état de malade hospitalisé, l’obliger à annuler son désir le plus vital, disons avec Françoise Dolto son éthique. Ce qui chez Bauchau semble être le sort de « l’enfant bleu de sept ans ».

Mais dès le début de son poème Bauchau avait souligné la contradiction véritablement infernale : comment se retourner contre ceux qui vous sauvent la vie ? Comment se révolter contre eux ?  Comment même ne pas les louer ?

« Les enfants opérés du cœur, les handicapés du bonheur, autrefois ces enfants mouraient.

Ils vivent aujourd’hui. Louée soit l’existence, loué soit le scalpel

Loué soit le réveil affreux, dans la douleur… »

Beaucoup a été fait depuis et beaucoup reste encore à faire. La prise en charge des enfants opérés en chirurgie cardiaque n’a aujourd’hui plus rien à voir avec ce que vécut « l’enfant de quatre ans » dans les années 60 : prise en charge de la douleur, humanisation du soin, intégration des parents, entrée en jeu d’associations… Le danger n’en est que plus grand de ne pas s’intéresser à ce passé révolu mais dont les traces demeurent. S’il s’agit de remettre à l’endroit un monde inversé cul par-dessus tête, out of joint, il ne suffit pas de  guérir le corps. Comment qualifier un progrès qui n’assume pas les conséquences des situations qu’il crée, qui ne les nomme pas, qui ne leur reconnaît pas l’existence ?  Cette situation de double contrainte peut constituer un « meurtre d’âme », au sens que donne à cette formule le psychanalyste Philippe Réfabert[viii], s’il ne se présente pas au moment opportun une présence humaine sur qui s’appuyer, si l’enfant n’a aucun moyen de comprendre ce qui lui arrive.

J’ai ainsi connu une petite fille qui avait subi bébé plusieurs hospitalisations et soins très douloureux. Ses jours et ses nuits étaient envahis de monstres effrayants qu’elle décrivait et dessinait avec art : un squelette, des fantômes et des extra-terrestres. Le squelette ressemblait à un modèle en plastique et le fantôme à un masque d’anesthésie, il n’y manquait même pas les griffes métalliques du serre-tête. Très sérieuse et triste elle me dit ce que ces créatures lui chuchotaient à l’oreille sur un rythme de danse : « chut, chut, amuses- toi !! ». C’était cela le plus effrayant. Il n’est pas facile de se sortir de ce piège pervers où l’on vous coupe la tête en pleurant.

L’extra-terrestre coupe la tête de la petite fille tout en versant des larmes noires
« Oh là là amuses toi »

Une autre petite fille hospitalisée avait représenté cette tentation dans un hôpital  « magique » où l’on voudrait rester pour toujours, « tellement tentant que les enfants se feraient mal exprès pour y rester » Elle l’avait décrit dans un texte illustré qui, comme les sortilèges des magiciens s’ouvrait par une formule répétée trois fois: « Quand je rêve, quand je rêve, quand je rêve… ». De petits bonshommes-bâtons, tous pareils, répétaient comme une litanie « Hôpital hôpital hôpital… » en se hâtant vers le lieu de leurs désirs. Cette petite fille avait-elle ressenti le danger intérieur d’une séduction exercée par l’hôpital, séduction qui la ferait renoncer à grandir, à aller vers son propre devenir ? Cela représenterait l’échec de l’enfant à utiliser l’expérience de la maladie. L’hôpital serait un autre Jamais-Jamais de Peter Pan, qui comme on le sait devient un lieu de terreur quand la nuit tombe.

Le recours au mythe 

Pris ensemble roman et poème pourraient représenter un seul texte, comme dans une thérapie où la parole circule entre deux pôles. Pour rendre compte de l’expérience exceptionnelle à plus d’un titre qu’a été sa rencontre avec Lionel, Henry Bauchau a eu recours à deux langages. Autant l’écriture poétique de « L’enfant bleu » était réaliste, proche du concret, autant dans le roman il a eu besoin de recourir au langage du mythe. Non seulement à celui d’Orion, mais à l’ensemble mythique incluant le Minotaure, le héros Thésée et le labyrinthe du roi Minos. On sait qu’il emmenait son patient dans les musées et que l’hôpital de jour organisa un voyage en Crète. L’adolescent sait ce qu’est un labyrinthe. Dans le roman Véronique calme sa violente crise en lui proposant d’en dessiner un. Cette subite inspiration est performative, elle énonce tout un projet thérapeutique auquel Orion adhère à l’instant. Suggérer ce thème à l’adolescent revient à substituer au démon de Paris un monstre mythologique, le Minotaure, et à proposer à Lionel-Orion une démarche initiatique et l’identification à un héros. Si pour faire reculer le démon de Paris il ne fallait pas moins que les trois cent chevaux blancs qu’il imagine lâchés dans les rues de Paris, il y a bien un héros mythique, Thésée, qui a triomphé du monstre,  est ressorti vivant du labyrinthe et a conquis la fiancée.

Un labyrinthe dessiné par Lionel-Orion. Il a trois entrées. De petites cases éparses figurent des têtes de mort

Lionel connait bien le mythe, ses dessins publiés en témoignent. Pourtant le labyrinthe qu’il dessine a une entrée et une sortie, ce qui devrait rendre inutile le fil d’Ariane. Le Minotaure qu’il tue dans un dessin de 1976 ressemble plutôt à un animal préhistorique (Orion parle toujours d’un démon et de ses rayons préhistoriques). Il (ou plutôt elle ?) ne ressemble en rien au Minotaure que Lionel dessine à la même époque est qui lui est conforme au récit mythique. Il le décrit dans un texte contemporain de ses dessins : « Le Minotaure est grand avec un corps d’homme et une tête de taureau ». Ce dessin est particulier. Il n’est pas coloré, il n’y a pas la moindre agressivité dans la posture du garçon. Il regarde l’arme qui tue à distance et non le monstre, au moment où il en fait usage. Il tue le monstre pour ainsi dire sans l’avoir d’abord affronté  dans le regard et le geste. Un peu diplodocus, un peu dragon, mais assez féminin le monstre dirige le feu qu’il crache, ses pattes avant et sa redoutable queue dentelée vers le garçon, mais l’énergie agressive n’y est pas et elles n’atteignent pas leur but. Toute la scène est distanciée, la véritable confrontation est gauchie. Ce Minotaure bizarre, sans élément humain, porte sur ce garçon un regard tendre, presque aimant, tout en crachant des flammes. Veut-il brûler l’enfant ou lui déclarer sa flamme ? Le frapper ou le porter dans ses bras ? C’est un garçon bien peu incarné, filiforme et qui semble comme paralysé. Ce curieux Minotaure pourrait être l’image contradictoire d’une soignante telle que perçue par l’enfant à l’hôpital : une soignante qui agresserait l’enfant tout en le plaignant et en prononçant des paroles lénifiantes, et que l’enfant aurait bien envie d’aimer et de  tuer avec son revolver-seringue…en la touchant au cœur…

Mais visiblement le lien avec l’hôpital n’est pas présent à l’esprit d’Henry Bauchau. Pour lui Lionel a commis une erreur terrible en s’identifiant à Thésée et en tuant le monstre. Il s’ensuit pour lui une régression puisqu’il lui faut revenir en arrière. Il aurait fallu au contraire vivre le labyrinthe et le face à face avec le monstre. C’était peut-être beaucoup lui demander. Dans un poème de 2011 il invite à ne pas tuer la « sauvageté » dans une sorte de fuite vers la guérison, sans avoir pu la reconnaitre en soi pour la transformer. Il y a les étapes nécessaires : « Vivre avec le Minotaure, c’est le destin du labyrinthe Qu’il faut vivre sans revenir en arrière »… avant de pouvoir « vivre en liberté » avec le Minotaure. « Si tu as peur de sa lumière s’étend la nuit des longs couteaux » est une référence claire au nazisme. Nous serions alors proches des réflexions de Wilhelm Reich sur la psychologie de masse du fascisme, « Ecoutes petit homme »…  Il y a là un aspect biographique. Henry Bauchau vit avec désolation le mouvement de jeunesse chrétien dont il avait fait partie avant la guerre se tourner vers la collaboration avec l’occupant. S’il semble accorder une certaine positivité à la « sauvageté » de Lionel-Orion, à sa violence, ce qui lui a sans doute permis, en tant que thérapeute, de ne pas y réagir par la fuite ou la rétorsion, il semble aussi la craindre.

Dans la scène du Minotaure telle qu’elle est racontée dans le roman, Orion identifié à Thésée ne poursuit pas sa route vers la sortie qu’il a pourtant dessinée, il se conforme au mythe, ressort comme il était entré et rend son fil à Ariane. Pourrait-on avancer qu’à ce moment se superposent « l’enfant de quatre ans » qui a eu enfin la possibilité de retourner l’agression subie, et le garçon de treize ans, le préadolescent qui a très envie de retrouver son Ariane ? Retourner en arrière pour la rejoindre c’est aussi refaire à l’envers le chemin qui a conduit à la folie, ne plus se perdre dans le nulle-part de la psychose mais repasser par chaque étape en ré-éprouvant une nouvelle fois l’angoisse catastrophique qui s’y rattachait, mais cette fois pas seul, avec une Véronique-Ariane. Ce qui est bien le projet thérapeutique auquel le garçon a adhéré.

Dans le roman la scène où Thésée tue le Minotaure dégage des sentiments complexes. Il est question de la « hardiesse effrayée » d’un héros désespéré qui tue dans la terreur. Véronique : « Je ne peux y croire, je vois dans cette scène que le Minotaure est, sur une scène ténébreuse, le Père qu’Orion est condamné à tuer… ». « Le Minotaure, la tête penchée vers Thésée, semble contempler avec une profonde tristesse, mais sans esquisser un geste de défense, le forfait, l’assassinat qui a lieu ». « Préparé au crime, le Minotaure se laisse sacrifier sans défense, en penchant vers son garçon une tête pleine de douceur, de résignation et de pardon ».

En bref nous avons ici une scène Christique.

Même si un mythe peut supporter bien des réinterprétations, je ne m’explique pas facilement cette transformation du monstre mangeur d’enfants  en victime innocente et divinisée pardonnant à son assassin. Je sais une chose : il peut arriver en thérapie que les propos ou le positionnement d’un patient, son transfert nous débordent, que quelque chose du patient soit inentendable ou impensable. La tendance est forte alors à y substituer autre chose : une théorie personnelle, un système de représentations, un préjugé ou une idéologie… Je relis le poème. Il y est question de peur, de terreur, de sentiment d’anéantissement, d’abandon, de folie, presque de possession. Il n’y a jamais la rage destructrice de l’enfant de quatre ans soumis à des agressions incompréhensibles et répétées. Je reviens dans le roman au premier contact : « Pâle, les cheveux longs, l’air souvent égaré, serrant étroitement contre lui son cartable que les autres cherchent à lui arracher, il me fait penser à un suppliant ». La crise furieuse suit, mais comment ne pas penser devant cette détresse à la répétition d’une scène traumatique ? Dans la Neuvième dictée d’angoisse « on a peur et on casse les bancs » mais aucun affect n’est relié au geste de destruction. C’est l’enfant qui a peur mais c’est le démon qui casse, qui fait qu’on casse… Quant à la thérapie elle pourrait prendre des allures d’exorcisme à médiation artistique : démon de Paris, sors de ce corps… !

Sans doute à l’hôpital la rage n’était-elle pas nommable par l’enfant de quatre ans ni recevable par son entourage. Mais à l’hôpital de jour c’est différent. Avec cette omission c’est tout un pan de la réalité psychique du préadolescent qui est barré, passé sous silence. Quand dans le roman un médecin de l’institution réfère la nouvelle passion d’Orion pour les labyrinthes à la sortie du corps de la mère (« Orion va vers la sortie, comme autrefois il est allé vers la naissance ») l’auteur laisse entendre à travers le personnage de Véronique qu’il n’est pas vraiment convaincu. Traumatisme de la naissance, en gommant au passage le traumatisme de l’hôpital, mais alors que faire du Minotaure-docteur fou ? Et du labyrinthe-hôpital ? Ce scepticisme est partagé par le médecin-chef qui perçoit le caractère défensif de cette interprétation hâtive. Ce collègue avait peut-être à se défendre de tout ce que ce dessin éveillait en lui. Le médecin-chef ne relève pas, il préfère laisser le champ ouvert pour un travail d’interprétation encore à venir : « à vous de jouer… ».

Effectivement les choses vont se jouer bien loin du mythe, dans le réel d’un brûlant transfert d’amour-haine. A la suite d’un malentendu un rendez-vous avec Véronique a été manqué. Orion est resté seul. Elle entend un bruit énorme quand il fracasse la porte de sa maison. Orion se blesse, saigne. Il s’enferme involontairement dans les toilettes… C’est un moment de confusion où Véronique croit voir le démon, l’archange du mal. Et Orion voit en Véronique le docteur aux rayons, celui qui disait « Respirez, ne respirez plus » comme s’il disait « vis, meurs ». Puis c’est comme une brusque dés-idéalisation, un retour au réel. Elle doit le soigner et le nourrir, donner des soins à son corps, des soins maternels. Si Orion casse de nouveau, sa violence est maintenant d’une nature bien différente, elle n’est plus indifférenciée -un autoérotisme en réalité- mais pulsionnelle, dirigée sur un objet. Il exige d’obtenir la relation intime, vitale à laquelle il estime avoir un droit naturel. Orion a réussi à agir sur son environnement : Véronique s’occupe de lui et non plus de ses dessins qui, il faut bien le dire, la fascinaient un peu. Le  garçon sent cela, il peut enfin se retourner sur une présence humaine qu’on pourrait dire ordinaire, un appui vital qui lui avait manqué : « Tu n’étais pas là… Pas là ! » répète-t-il. Il revit en direct le moment inaugural de l’abandon par une mère absente ou aux visites trop brèves pour qu’il soit possible de la retrouver réellement[i], avant que ce moment n’ait été à son tour annulé dans la reconstruction délirante. Une absence réelle, mais sur fond de présence fiable –dont la fiabilité a eu le temps de se vérifier- a réoccupé la place d’une présence écrasante qui elle-même avait remplacé le vide intolérable. On ne parlait pas au démon de Paris. Orion se réfère alors à l’hôpital : « Avec toi, Madame, on n’est pas tout seul, on est deux, comme avec l’enfant bleu ».


[i] Les films des époux Robertson, en particulier « A two years old goes to hospital » (Robertson Films 1952) ont montré que si les visites de la mère sont trop brèves ou espacées ou trop aléatoires il n’est pas possible pour l’enfant de la retrouver psychiquement, bien que présente elle devient peu à peu comme une étrangère.

Avec le démon de Paris qui était clairement son ennemi, Lionel-Orion avait accompli par ses propres moyens un important travail psychique : ce démon l’envahissait et il n’y pouvait rien, mais lui-même n’était pas le démon. Il n’avait pas fait pacte, au plus fort de la terreur vécue à l’hôpital il ne s’était pas entièrement identifié à l’agresseur. Le seul avantage qu’il tirait de ses crises violentes où le démon le « possédait » de sa toute-puissance mauvaise, c’était de fasciner les autres enfants qui du coup ne l’agressaient plus. C’est un peu comme si il n’avait pu ressortir du labyrinthe qu’en emportant, accrochée à lui, une part du monstre. La victoire du héros était incomplète. Le monstre prendra ensuite un nouveau visage avec l’aide d’un environnement cette fois extérieur à l’hôpital de jour. A la demande d’Ariane Mnouchkine, Orion doit réaliser une bannière pour une manifestation contre les dictateurs sud-américains. Mais il ne sait dessiner que ce qu’il  dans la tête, c’est-à-dire le démon. C’est Véronique qui fait le lien : « Tu peins le démon-dictateur ». Le démon avec son charabia, ses rayons et son odeur préhistorique, c’était l’indicible, l’irreprésentable de l’hôpital, eh bien nous allons maintenant le représenter. Comment l’enfant avait-il vécu l’hôpital comme une dictature ? Impossible de remettre en cause les soins, toujours sous le régime du « il faut », du « c’est pour guérir ». Mais à l’hôpital il « fallait » aussi manger. L’enfant bleu de l’hôpital avait appris, lui, à refuser tout en acceptant, il se cachait et recrachait, « pour lui ce n’était rien ». C’était son « acte transparent » où il s’annulait lui-même pour survivre. Un jour tout en peignant sa bannière, encouragé par Véronique qui à ce moment est à la fois catastrophée et tranquille, comme pourrait l’être la mère d’un enfant hospitalisé, Orion ose laisser la partie de son goûter qu’il n’aime pas… Prendre en lui le bon et refuser le mauvais : le garçon s’est construit une limite. Il ne sera plus si facilement envahi.      

La bannière créée par Lionel pour Ariane Mnouchkine

Qu’il est difficile de concevoir l’enfant dans toute sa réalité, surtout quand des conditions extrêmes poussent à le dissocier en images difficilement conciliables. « On refoule l’Enfant comme on respire », écrit Nicolas Abraham[i], prenant soin de préciser qu’il ne s’agit pas là de l’enfant de la pédagogie ni de celui de la psychologie, mais peut-être dans un sens de l‘Enfant divin de la religion, dans le sens où il témoignerait d’un certain retour de ce refoulé. Et l’enfant bleu, sous ses différents visages, a bien quelque chose de cet Enfant divin. Mais avec lui, inévitablement, vient l’enfant diabolique. De ce clivage l’histoire de cet enfant, portée par Henry Bauchau et exemplaire de beaucoup d’autres qui resteront inconnus, témoigne par la dissociation des langages entre deux textes portant le même titre. Langage poétique où s’exprime la détresse, la désaide de l’enfant de quatre ans. Langage du roman mêlé de mythe où nous voyons un jeune adolescent tout à la fois héroïsé et diabolisé. Ce clivage en recouvre beaucoup d’autres. Pour prendre un exemple celui qui oppose dans nos représentations collectives l’enfant victime de  sévices ou d’abus, à l’adolescent qui inquiète. Beaucoup d’autres clivages pourraient suivre. Et derrière le préadolescent violent de l’hôpital de jour il faudra longtemps, on l’a vu, pour retrouver la détresse de l’enfant de quatre ans. 

Ainsi l’enfant peut rester pur de toute pulsion agressive ou destructrice, idéalisé. Et du même coup la sexualité naissante du préadolescent peut être ignorée. Clivage institutionnel enfin entre des milieux et des professionnels qui ne se parlent pas assez : entre les praticiens du soin psychique qui ont affaire aux traces de ces situations traumatiques, et les somaticiens, où sont les lieux de communication et d’échange ? Je peux aussi témoigner de ce fait : trop souvent dans l’anamnèse d’un enfant ou adolescent perturbé, en demande d’aide, diverses circonstances de sa vie sont invoquées : famille, scolarité, milieu de vie. Presque jamais l’hôpital, les soins, les opérations, les anesthésies, la douleur et son retentissement. Comme si les progrès médicaux, incontestables, et la grande confiance, justifiée, que l’on place dans le système de soins avaient réussi cet exploit de banaliser, et même d’annuler les conséquences psychiques de tout ce qui peut s’y dérouler. Avec effet rétroactif.


[i] « L’enfant majuscule et l’origine de la genèse », In : « L’écorce et le noyau », Flammarion 1987

Ce texte reprend et développe une partie d’une chronique parue dans la revue « Spirale – L’aventure de Monsieur Bébé » N° 32, sous le titre « Télescopages ».


[i] https://www.editionstheleme.com/imgfck/201/File/Barland_pap_Henry_Bauchau_Voix_du_Luxembourg_7_juin_2012.pdf

[ii] Geneviève Henrot, « Henri Bauchau poète : le vertige du seuil » Droz 2003, note de page 20

[iii] « Le monde de l’enfant bleu » Vincent Capt. Acta Fabula 2012 (volume 13, numéro 7). « Lionel, L’enfant bleu d’Henry Bauchau », Sous la direction d’Anouck Cape & Christophe Boulanger, Arles/Lille : Actes Sud/LaM, 2012

[iv] Remue.net, hiver 2005

[v] « Une odeur au-dessus » In : Agonie, clivage et symbolisation » PUF Quadrige 1999

[vi] « La Maison du miroir » : Entretien entre Lionel, Tara Doulliet et Christophe Boulanger, revue Dits n° 18, éd. Mac’s 2013

[vii] « Avant tout ne pas nuire », Corps Etrangers Tome 1, Les Allusifs 2017

[viii] « De Freud à Kafka », Calmann-Lévy 2001

[ix] Les films des époux Robertson, en particulier « A two years old goes to hospital » (Robertson Films 1952) ont montré que si les visites de la mère sont trop brèves ou espacées ou trop aléatoires il n’est pas possible pour l’enfant de la retrouver psychiquement, bien que présente elle devient peu à peu comme une étrangère

[x] « L’enfant majuscule et l’origine de la genèse », In : « L’écorce et le noyau », Flammarion 1987

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