
Le docteur Sara Josephine Baker entra au Department of Health de New York City en 1902. Entre 1908 et 1923 elle y dirigea le Bureau of Child Hygiene qui avait été nouvellement créé. Elle est surtout connue pour avoir fait baisser dans de grandes proportions l’effrayante mortalité infantile qui sévissait dans le Lower East Side de New York City au début du 20ème siècle, par une politique interventionniste et courageuse où elle n’hésita pas braver diverses résistances et à payer de sa personne, en prenant au besoin des risques physiques. On estime que son action permit de sauver les vies de quelques 90000 enfants. Mais voici une autre histoire. La citation qui va suivre est extraite de son livre autobiographique “Fighting for life” (Macmillan Co 1939). Je la découvris au hasard d’une recherche bibliographique. Elle était présentée presque sans commentaires dans un encart de bas de page de la revue Pediatrics (62, 559, 1978) sous ce titre: « Dr S. Josephine Baker and the tonsil and adenoid riot at a New York City public school about 1920 » :
« J’ai entendu parler de cela pour la première fois quand j’ai reçu un coup de téléphone disant qu’il y avait de sérieux ennuis dans une école publique du Lower East Side, et je m’y rendis pour enquêter. La cour de l’école était envahie par une foule de 6 à 700 mères juives et italiennes pleurant et criant hystériquement. Elles me semblaient sur le point de défoncer les portes et de mettre tout à sac. Toutes les 2 ou 3 minutes, l’hystérie montait d’un ton, à la vue d’un enfant éjecté des locaux, tout saignant du nez et de la bouche et hurlant de terreur. Je me frayai un chemin à l’intérieur, et j’avoue que je n’aurai pas blâmé les mères si elles avaient mis le feu à l’école. Car les docteurs avaient tranquillement fait une descente dans les locaux; ils en avaient pris possession, avaient mis les enfants en rang et les avaient passés en revue, jetant un coup d’œil à la gorge de chacun. Et puis deux bras puissants saisissaient et immobilisaient l’enfant, tandis que le docteur introduisait un instrument dans sa gorge et extirpait tout ce qui était à sa portée, laissant l’enfant terrifié pour longtemps et saignant d’abondance. Aucune tentative de préparation psychologique, aucune explication aux enfants, aucun avertissement aux parents. En dix secondes, je fus au milieu de tout cela, criant d’arrêter tout de suite. Quand ce fut fait, et il fallut pas mal d’autorité pour y arriver, je me mis en devoir de calmer la foule des mères et de les faire rentrer chez elles. Ce fut un outrage aussi cruel et stupide qu’une cérémonie d’initiation dans une tribu d’Afrique. On aurait dit que ces enfants étaient des fox-terriers à qui il fallait tailler la queue et les oreilles, et cela ne signifie pas que j’approuve cela non plus. »

Tonsil and adenoid riots… Notre pays qui passe pour aimer les émeutes et les manifestations n’a jamais connu, je pense, d’émeutes des amygdales-végétations, d’émeutes adénoïdes. Cette expression composite fut pourtant très populaire aux USA dans les premières décennies du siècle dernier. Il y eut de telles émeutes, on ne sait pas combien, et l’une d’entre elles au moins a laissé une trace. On parla aussi dans ces années d’adenoid craze, une expression tout aussi exotique à nos oreilles. Craze dérive de crazy, fou. C’est la folie au sens de l’engouement, du phénomène de mode, être « fou » de… Notre expression « faire fureur » en dit quelque chose. On sait que l’adenoid craze a aussi affecté notre pays (et quelques autres) bien que, à la différence des USA, elle n’y ait jamais été nommée, plutôt passée sous silence et bien vite oubliée à peine terminée.
Un peu plus loin dans la même livraison de la revue Pediatrics se trouvait un autre encart datant de la même époque (Witterbee WD : « X-Ray treatment of T and A in children », Arch Pediatr 38 :592, 1921). On y vantait la facilité et la sécurité de l’irradiation aux rayons X des amygdales et végétations chez l’enfant, comparée aux aléas des ablations partielles ou incomplètes, pour ne rien dire des dangers et complications de la procédure opératoire. Cette fois la revue livrait son propre commentaire : « Quarante ans après un article publié en 1961 établissait que dans une série de 364 enfants atteints de cancer de la thyroïde, 80% avaient subi une radiothérapie ». Les rédacteurs de Pediatrics n’avaient apparemment pas envisagé que la scène décrite par SJ Baker puisse avoir laissé elle aussi quelques traces chez ceux qui l’avaient vécue.
Quant au contexte… Impossible pour le lecteur de Pediatrics de savoir de quoi au juste le Dr Baker avait entendu parler, ni comment l’information lui était parvenue. Une autre source m’apporta quelques lumières. Abondamment illustrée de photos et coupures de presse de l’époque elle émanait du site web très documenté de la New-York Academy of Medicine. Je reproduis ici ma traduction du texte de cet article, que l’on trouvera également reproduit sur mon blog dans sa version originale avec ses nombreuses illustrations (« Adenoids and American School Hygiene in the Early 20th Century » nyamhistorymed https://nyamcenterforhistory.org/2015/03/ March 10, 2015) :
« Vers la fin de l’année scolaire en juin 1906, un vent de panique parcourut le Lower East Side de New-York. D’après les journaux des centaines de parents, surtout des immigrants d’Europe Centrale, coururent vers une douzaine d’écoles locales, croyant que des médecins allaient blesser ou assassiner leurs enfants. Certains brisèrent les fenêtres, frappèrent les employés de l’école, beaucoup criaient et pleuraient, tous demandaient à voir leurs enfants. Dans chaque école on libéra les enfants plus tôt, au grand soulagement des parents terrifiés ils étaient sains et saufs. Les mêmes événements se produisirent le lendemain à Brownsville, Brooklyn. On parla alors « d’adenoid riots », émeutes adénoïdes, parce qu’ils se produisirent après que des élèves aient été opérés d’hypertrophies adénoïdes, sans incident apparent, à l’Ecole Publique 110 du Lower East Side.
Quelle fut la cause de ces émeutes ? On blâma surtout les populations immigrées, sujettes à la panique, soupçonneuses et ignorantes des pratiques médicales modernes, et rendues furieuses et attristées (incensed and saddened) par les nouvelles récentes en provenance des pogroms de Bialystok. Des journalistes commentèrent également les rumeurs propagées intentionnellement par des docteurs qui voyaient dans les services gratuits offerts par la ville une menace pour leur activité.
Des chercheurs contemporains, favorables au point de vue des immigrés, analysèrent ces événements comme une réaction contre l’assimilation forcée. Mais même si « l’Américanisation » joua certainement un rôle dans cette initiative, l’examen médical scolaire affectait les enfants de toutes origines aux USA et ailleurs. La peur, la confusion, l’incompréhension des émeutes adénoïdes fut causée en partie par les fausses croyances sur les implications des hypertrophies adénoïdes, les méthodes utilisées à NYC et le zèle des hygiénistes.
En 1887, un médecin d’Amsterdam AA Guye relia l’hypertrophie des végétations à l’aprosexie ou incapacité à soutenir l’attention, une mauvaise mémoire et des céphalées. Son idée aboutit à relier les végétations à l’échec scolaire, la désobéissance et l’absentéisme. Puis progressivement à la surdité, aux troubles de la voix, coups de froid, agitation, perte de poids, déformation de la poitrine et de la bouche, respiration buccale, maladies des oreilles, tuberculose…
Au début des années 1900 dans le mouvement pour l’hygiène scolaire aux USA on était convaincu que l’hypertrophie adénoïdienne était un obstacle commun aux apprentissages. En 1905 la ville de New-York fut une des premières à la rechercher chez les élèves, en même temps que d’autres problèmes ORL. Cela s’ajoutait à la recherche des maladies contagieuses qui avait débuté dans les années 1890 dans de nombreuses villes.
Le Chief Medical Inspector du Department of Health de New York City, Dr. John C. Cronin, dirigea des examens médicaux à grande échelle. Il déclara qu’à l’école 110, 137 sur 150 enfants d’une classe spécialisée pour enfants soi-disant « retardés », « incorrigibles » et « absentéistes » (truant) souffraient d’hypertrophie adénoïdienne. Vers la fin de l’année scolaire 56 avaient été opérés, il en restait 81. Cronin organisa leur convalescence à la campagne avec une association caritative.
Plus tard Cronin écrivit « qu’il était justifié de s’informer des résultats sur la scolarité après ces opérations collectives ». Apparemment déçu, il fit venir trois médecins du Mount Sinai Hospital pour opérer les enfants à l’école avec l’autorisation des parents. 81 opérations furent réalisées en 84 minutes. Même si de telles opérations sans anesthésie ni soins post-opératoires étaient communes, elles furent faites à un rythme excessivement rapide. D’après divers témoins les enfants quittèrent l’école en saignant abondamment. Les émeutes se produisirent la semaine suivante.
Malgré les émeutes, Cronin se vanta des succès obtenus à l’école 110. Il soutint que tous les élèves sauf quatre étaient améliorés sur le plan mental et physique. Il écrivit : « Après leur opération ces lourdauds (« dullards ») sont devenus les élèves les plus brillants ». D’autres commentaires élogieux suivirent, souvent en référence à l’école 110. Ces médecins et hygiénistes imposèrent l’idée que les végétations hypertrophiées étaient cause de mauvaise scolarité et de déviance. Cette association apparait clairement dans les statistiques. Lors des inspections médicales dans les écoles des centres urbains du Nord-Est on décelait les végétations chez à peine 30% des élèves. Dans les maisons de corrections ou écoles spécialisées comme l’école 110 le pourcentage grimpait à 90%.
Pourtant même quand la folie adénoïde battait son plein, beaucoup de parents n’adhéraient pas aux prescriptions des médecins inspecteurs. Quand les inspections décelaient des « défauts » la compliance aux traitements proposés était de moins d’un tiers dans des villes comme Cleveland, Chicago et Bridgeport, Connecticut dans les années 1900-1910. Dans les années 1910 la foi des experts dans une transformation radicale des élèves par l’adénoïdectomie commença à décliner. Walter Cornell, un fervent avocat des opérations, trouva que le groupe qu’il avait étudié ne connaissait pas l’amélioration attendue dans ses études, et il écrivit en 1912 que l’opération n’était pas la panacée pour toute délinquance juvénile. D’autres publièrent des résultats semblables.
On commença à critiquer les inspections médicales en particulier à New-York City, comme trop superficielles et peu précises, aboutissant à des diagnostics excessifs. Dans un cas le même groupe fut examiné par deux inspecteurs différents. Le premier trouva que 70 élèves devaient être opérés, et le deuxième 96. Ils n’étaient d’accord que sur 49 cas.
Pour les écoles et les autorités de la ville, les opérations des végétations apparaissaient comme un moyen pratique, bon marché et attirant de réformer l’éducation en changeant l’enfant plutôt qu’en améliorant le système d’éducation. Les émeutes adénoïdes qui eurent lieu au début de la folie adénoïde illustrent une suspicion plus générale envers les nouvelles pratiques d’hygiène et le nouveau rôle de l’école dans la santé publique ».

On voit que la première tentative du docteur Cronin, conduite apparemment dans un certain respect des enfants (comme en témoigne la convalescence à la campagne) se solde par un échec. Alors au lieu de le reconnaitre et de chercher d’autres voies et moyens, le médecin s’entête dans son erreur comme s’il voulait punir ces enfants de ne pas vouloir guérir, et c’est là que prend place cette scène de sauvagerie soignante et l’émeute qu’inévitablement elle provoque. Dans son livre SJ Baker attribue l’idée de pratiquer des ablations « en masse » (en français dans le texte) dans les locaux scolaires pour désencombrer des services hospitaliers surchargés à un membre, qualifié de brillant, de l’équipe médicale d’un grand centre hospitalier, qu’elle ne nomme pas. Il s’agit sans doute du Mount Sinai Hospital. Elle précise que le Bureau qu’elle dirigeait n’avait pas été mis au courant. Il se trouva pourtant quelqu’un pour lui téléphoner au moment opportun. Gageons que ce ne fut pas le docteur Cronin.

Ainsi de décision en décision sans motivation préconçue ni plan d’ensemble, un glissement insensible se fait des intentions peut-être généreuses, en tout cas médicalement fondées selon le savoir de l’époque, à une violence de masse. Le soubassement institutionnel de cette affaire ne manque pas non plus d’intérêt. Il s’avère en effet à la lecture du livre de SJ Baker que le docteur Cronin allait devenir un peu plus tard un de ses subordonnés au Bureau of Child Hygiene dont elle venait de prendre la direction (on ne sait pas si en juin 1906 ils travaillaient déjà ensemble au sein du Department of Health). Et que lors de la prise de fonction du docteur Baker en 1908 à ce poste qui n’avait jamais été occupé par une femme, le docteur Cronin fut un des six médecins qui présentèrent leur démission, déclarant qu’il leur était impossible de travailler sous les ordres d’une femme, avant de la reprendre !
Un Bulletin sur la santé des enfants scolarisés de la ville de New-York en 1913-14 donne une idée de la vivacité des débats dans la communauté médicale de ces années. Un médecin y parle d’une maison de correction pour enfants juifs dont les enfants avaient été systématiquement examinés, et bien sûr et il s’en était suivi de nombreuses opérations dans des conditions qui ne sont pas précisées mais que maintenant on devine. Maniant le lyrisme et la menace il juge que les examens en milieu scolaire sont sans objet s’ils ne sont pas suivis d’opération. Pour lui l’enjeu du traitement chirurgical de tout problème (all faulty condition) affectant le nez la gorge ou encore les oreilles de ces jeunes délinquants juifs dépasse de loin l’enjeu de santé de ces enfants. C’est rien moins que l’état sanitaire de l’institution toute entière qui est en jeu. A preuve selon lui le résultat des nombreuses opérations réalisées au cours de l’année 1911. Tout cela, conclut-il, devrait être au programme de toutes les maisons de correction. Mais on voit aussi à la lecture de ce Bulletin qu’en 1913-14 l’adenoid craze est déjà sur son déclin, ou tout au moins que ces pratiques chirurgicales expéditives ne font plus l’unanimité. « Toute amygdale qui croise notre chemin n’est pas du blé pour notre moulin » (grist for our mill) avertit un autre médecin, qui réclame non seulement qu’il y ait une anesthésie mais que celle-ci soit parfaite, et que pour cela l’anesthésiste responsable soit choisi avec soin.
Dans ce même Bulletin un article de SJ Baker sur les écoles publiques de la ville de New-York attire l’attention sur les diagnostics d’hypertrophie des amygdales-végétations à la fois excessifs et fondés sur des critères éminemment variables. Elle résume les principes d’une bonne prise en charge de ces enfants : hospitalisation avant et après l’opération, préparation de l’enfant, anesthésie générale. Dans les dispensaires dépendant du Département de la santé qu’elle dirige alors, 4000 enfants ont été opérés, avec un seul décès. Un praticien d’aujourd’hui ne pourrait que soutenir ces recommandations, qui constituent à l’évidence une critique à peine déguisée d’autres pratiques alors courantes, et pointent peut-être sans le dire l’existence de décès plus nombreux.
Quel fut en effet le résultat du coup de force du docteur Baker ? La chirurgie de masse dans les préaux d’école (selon elle un massacre des innocents, wholesale slaughter of innocents) fut stoppée net à New-York City au moins pour ce que nous en savons. Mais le docteur Baker n’ignorait rien de l’encombrement chronique des services hospitaliers par les candidats à l’opération des amygdales et/ou végétations repérés lors des examens scolaires. Elle connaissait aussi les populations auxquelles elle avait affaire et savait que faute d’information et de préparation suffisante des familles, des émeutes surviendraient inévitablement. Elle tenta en vain d’obtenir la coopération de la spécialité ORL pour une prise en charge adaptée de ces enfants : “The assembled laryngologists took that for mere bluster and said “No”. Ils prirent cela pour une simple fanfaronnade.
Ils avaient tort. Car c’est alors qu’elle montra qui elle était en faisant preuve d’autant d’inventivité que de sens tactique : « So I bided my time, caught the city fathers in a melting mood and obtained an appropriation for six small hospitals… ». « Ainsi j’ai attendu le bon moment, saisi les notables de la ville au moment propice où ils étaient un peu sentimentaux et obtenu une autorisation pour six petits hôpitaux gérés par la ville, spécialisés en chirurgie ORL, avec un personnel spécialement formé pour cela. C’était de beaux petits hôpitaux avec l’équipement le plus récent, au-dessus des standards de l’époque ». Les enfants y étaient admis la veille, opérés sous anesthésie au protoxyde d’azote (une technique qui serait aujourd’hui considérée comme inadéquate, mais c’était déjà mieux que rien du tout), surveillés pendant la journée avec des jouets et des glaces et renvoyés chez eux le soir. Après cinq à six années de fonctionnement sans problème majeur le relais fut passé aux hôpitaux de la ville qui acceptèrent de suivre le même protocole.
Le résultat net de ce qui aurait pu être un désordre sans lendemain sans l’intervention du docteur Baker fut donc une amélioration durable du service public de santé offert à des populations très défavorisées. Une belle leçon politique sur l’utilité de l’action. Qu’aurait-on su des adenoid riots sans le geste de résistance du docteur SJ Baker ? Le peuple n’écrit pas sa propre histoire. Au mieux il la chante et nous avons, pour les USA, un Woody Guthrie et ses ballades narratives. Il arrive pourtant que ceux qui se sont préoccupés de son sort et ont pris fait et cause pour lui le fassent. Alors les faits sont là pour qui veut bien s’y intéresser. L’acte individuel d’une personne investie d’autorité rencontre un mouvement inorganisé qui n’aurait pu aboutir par ses propres moyens. Le Dr SJ Baker prend explicitement le parti des rioters. Elle y voit un geste de résistance populaire : « J’avoue que je n’aurai pas blâmé les mères si elles avaient mis le feu à l’école ». Cette alliance inattendue a pour effet de faire de ces femmes sans aucun pouvoir social et de plus fortement stigmatisées une partie d’un peuple capable d’intervenir dans ses propres affaires.
Là se croisent non seulement des questions proprement médicales (quels enfants faut-il opérer, et dans quelles conditions?) mais beaucoup plus largement celle du traitement de l’enfance délinquante des quartiers pauvres, et issus de l’immigration. L’affaire devient clairement politique et du coup très actuelle. L’insistance sur les populations immigrées vivant dans une grande pauvreté, le lien apparemment naturel qui est fait avec la délinquance juvénile ne trompent pas. On touche là à l’histoire populaire des Etats-Unis d’Amérique, celle qu’écrira plus tard un Howard Zinn. Il est possible de suivre à la trace au fil des années la perception changeante d’une réalité essentiellement sociale, touchant au sort de populations immigrées récentes dont les difficultés de vie se trouvent reconfigurées en pathologies avec comme cible principale les enfants. Et c’est finalement très actuel. Ce que le docteur AA Guye popularisa en 1887 à Amsterdam sous le terme d’aprosexie[i] présente en effet bien des points communs avec notre moderne TDAH, diagnostic qui donne lieu à d’autres mesures, à d’autres excès. Avec le recul et à la lumière des travaux de Michel Foucault on discerne là un biopouvoir en voie de constitution, ainsi que les oppositions qu’il soulève. Mais à l’intérieur même de cette entreprise il y a bien des nuances. Ici deux rationalités s’entrechoquent : s’agit-il, comme le pense le docteur Baker, de repérer les enfants qui ont besoin d’être opérés puis de les opérer dans les meilleures conditions ? Ou bien s’agit-il de traiter radicalement la délinquance juvénile attribuée à certains groupes déterminés en fonction de caractéristiques ethniques ? Cette dérive vers un hygiénisme brutalement répressif où l’on maltraite et terrorise, à travers leurs enfants, des populations stigmatisées au lieu de les aider, le docteur SJ Baker ne l’a jamais cautionnée, elle l’a au contraire combattue, mais peut-être sans en saisir toutes les implications politiques[ii]. Ce n’était pas son affaire. Quand elle y a été confrontée elle y a simplement mis fin sans de poser de questions puis a poursuivi sa route.


Pour autant elle était bien consciente des limites de son action (ce qui la différencie des Cronin et consorts qui semblaient eux ne connaitre aucune limite). Si elle reconnait avoir pu introduire « un peu de santé mentale » (a note of sanity) dans la question des amygdales et végétations, elle reconnait la futilité qu’il y avait à dépister des problèmes que l’on ne pouvait corriger, comme les maladies cardiaques ou les problèmes orthopédiques. Son idée directrice resta la création d’un service public de qualité orienté sans idéologie sur les besoins réels des populations. Elle dut pour cela se battre sur deux fronts. Car elle trouvait aussi en face d’elle de puissants intérêts, essentiellement économiques mais touchant également à la renommée et au prestige, qui pouvaient pousser certains de ses collègues à ne pas faire ce qui aurait été possible tout en assumant leur inaction, et même à s’opposer à toute action dans des termes et avec une franchise qu’on a peine à imaginer aujourd’hui: “Nous nous opposons à ce projet [une attribution de fonds pour une action de santé publique] déclara dans une commission un médecin de Nouvelle Angleterre, car si nous sauvons les vies de ces femmes et de ces enfants au frais de la collectivité, quelle motivation restera-t-il pour que de jeunes hommes décident d’étudier la médecine?” Le président de la commission s’étonna : “Vous ne voulez sûrement pas que des femmes et des enfants meurent ou soient en danger constant de tomber malades juste pour que de jeunes médecins aient quelque chose à faire?” “Pourquoi pas, répliqua le médecin, c’est la volonté de Dieu, n’est-ce-pas?”. C’est ainsi que lors de la mise en place d’une des health stations que le Bureau of Child Hygiene voulait promouvoir elle eut à faire face à une pétition de médecins de Brooklyn qui craignaient que cela ne ruine leur activité en maintenant les enfants en bonne santé ! Au moins ceux-là laissaient-ils relativement tranquilles les populations misérables du Lower East Side, ils ne se lançaient pas dans des entreprises de violence soignante. Mais c’était par pure indifférence à leur sort. Tout ce qu’ils demandaient c’était que l’on ne s’en occupe pas si elles ne pouvaient pas payer.


Telle était le docteur Sara Josephine Baker dont l’autobiographie commence ainsi, elle avait alors six ans : « J’étais habillée pour quelque grande occasion –une belle robe de dentelle blanche, une ceinture bleue, des chaussures et des chaussettes bleues clair- et j’en tirais une vanité excessive (…) J’étais assise et j’espérais que quelqu’un de présenterait pour m’admirer dans toute ma gloire. Bientôt quelqu’un arriva – une petite fille noire grande comme moi mais maigre et anguleuse, paraissant affamée, avec pour tout vêtement une vieille robe en lambeaux couleur de cendres. Jamais je n’avais vu, ni revu depuis, une telle envie muette sur un visage. L’enfant que j’étais ne put le supporter ; cela me frappa au cœur. Je ne pouvais tolérer l’idée que j’avais tant, et elle si peu. Alors je sautai à terre et enlevai tout ce que j’avais sur moi, jusqu’à mes chaussures bleues, la joie de mon cœur d’enfant, et donnai le tout, sous-vêtements compris, à la petite fille noire. Je la regardai tandis qu’elle décampait suffocant de joie. Puis je rentrai à la maison complétement nue, me demandant pourquoi j’avais fait cela et comment expliquer mon inexplicable conduite. Assez étrangement Père et Mère semblèrent comprendre plutôt bien ce qui m’était venu. C’étaient de belles personnes, mon père et ma mère ».
L’acte de la petite Sara Josephine est imprévisible. Il surgit en réaction à une situation elle-même imprévisible : la fillette noire est étrangère au milieu social où elle-même évolue et avait peu de chances de se trouver là, cette rencontre est inattendue. Il s’appuie sur un sentiment d’injustice intensément vécu. Mais cet acte est aussi un acte complet : la petite fille va jusqu’au bout, la nudité totale. Elle ne donne pas un de ses vêtements, elle les donne tous. Et bien qu’après-coup elle se demande ce qui lui est arrivé elle éprouve un accord profond entre le ressenti et l’acte qui a suivi, elle a un sentiment d’accomplissement : c’était la seule chose à faire même si c’était une transgression, ce dont elle avait bien conscience.
Mais cela aurait très bien pu ne pas se faire, et ce sentiment d’accord doit beaucoup à un environnement favorable : des parents au psychisme suffisamment souple pour accueillir l’excentricité de leur enfant sans trop s’en émouvoir et sans la dévaloriser pour ce qu’elle a fait. Son père, un brillant avocat qui mourut de la typhoïde en même temps que son frère alors qu’elle était adolescente, lui servit de modèle dans un autre sens : c’était un homme qui allait jusqu’au bout de ses actions et s’en donnait tous les moyens. Témoin l’extraordinaire matériel de pêche à la ligne dont on fit l’inventaire après sa mort.
Cet acte qu’elle met au principe même du récit d’une existence tout entière orientée vers l’action, comme un prototype, un pattern organisateur de ses entreprises futures, il évoque pour moi cette formule de René Char : « L’acte est vierge, même répété ». Il me fait penser à un personnage de « La vie dangereuse » de Blaise Cendrars qui parle d’aller au bout de son acte sans se plaindre. Ou bien à des personnages tels que le Harry Morgan du « Port de l’angoisse » ou le Karel Cernik de « Man on a tight rope » d’Elia Kazan, qui donnent l’impression de s’intéresser à l’acte pour lui-même et même d’ y prendre plaisir sans s’attacher à ses fruits mais en restant attentif à ses conséquences, ce qui n’est pas la même chose. Je citerai aussi les nombreux héros maritimes de Joseph Conrad, dont le type est le capitaine Mac Whirr de « Typhon », homme « quelconque, apathique, indifférent », sans caractéristique aucune. Ce qui les rassemble c’est leur banalité. Ils n’ont pas d’imagination, ils sont plutôt ternes, homely. Mais devant la nécessité ils « assurent » comme on dit à présent, ils font face à l’événement et répondent à l’imprévu de façon toujours adéquate et sans même s’apercevoir de leur héroïsme. Puis le danger passé ils retombent dans leur banalité sans faire de commentaires.
Je reparlerai de ces gens qui, auteurs d’actes qui les ont fortement engagés personnellement ne savent que dire : « C’est ce qu’il fallait faire alors je l’ai fait c’est tout » Dans son livre « Lettres à une jeune psychanalyste » (Stock 2008) Heitor 0’Dwyer de Macedo parle de ceux qui face à une dictature militaire ont tenu une attitude digne et courageuse et se demande ce qui les a aidés. Il note que des actes qui vus du dehors semblent extraordinaires, relevaient pour leurs auteurs de la nécessité subjective la plus évidente. Ils n’auraient tout simplement pas pu imaginer de faire autrement car il s’agissait pour eux « de ne pas avoir un assassin dans leur monde interne ». Ce qui suppose chez eux une proximité, une disponibilité spéciale à ce monde interne. La clé de l’étonnant optimisme de Sara Josephine Baker ne se trouverait-elle pas finalement dans cette simple phrase, qui vaut déclaration de confiance a priori dans ses semblables : « People didn’t really like to see children die ». « Personne n’aimait vraiment voir les enfants mourir » ?
J’ai dû m’improviser traducteur pour les besoins de la cause. Mais la langue du docteur SJ Baker, pour être très vivante et imagée, a été parfois difficile à comprendre pour moi. Je remercie donc Sheila Malovany-Chevalier d’avoir éclairci pour moi quelques tournures de phrases.
[i] Du grec prosexis, attention. L’aprosexie est un terme inventé en 1887 par le docteur A. Guye, d’Amsterdam, pour désigner le défaut d’attention, généralement associé à un déficit de la mémoire, observé chez l’enfant insuffisant ventilatoire nasal. Guye illustre cette aprosexie nasale par quelques exemples : un jeune garçon respirait très difficilement par le nez, et en même temps, était hors d’état d’apprendre quoi que ce fût. Guye lui extirpe « de grosses tumeurs adénoïdes des fosses nasales », et l’enfant apprend son alphabet en huit jours alors qu’il n’avait jamais pu en retenir plus des trois premières lettres. Un étudiant avait aussi le nez obstrué et ne pouvait travailler plus d’une heure. Extirpation de la tumeur, guérison… La découverte du docteur Guye engendra dans ces années un véritable engouement dont témoigne une abondante bibliographie. En 1890 le docteur Raulin mit en circulation le cancre d’origine nasale, une formule appelée à faire fortune tant elle fournissait une explication facile à toute sorte de difficultés.
[ii] L’insistance sur l’identification au faciès des enfants supposés atteints d’hypertrophie adénoïde et donc à opérer, très visible sur le site de la New-York Academy of Medicine, a fini par me frapper. De quoi s’agit-il ? A la lumière de l’intérêt récent sur la construction sociale de la « blanchité » aux USA on pourrait voir dans tout cela une entreprise visant à faire des enfants issus des vagues d’immigration successives, Italiens, Juifs d’Europe de l’est ou Irlandais, de vrais petits « américains blancs ». A ce sujet notamment l’historienne américaine Nell Irvin Painter.