Déjeuner en salle de garde entre collègues. Isabelle D. est une jeune chef de clinique qui irradie la gentillesse, ce qui ajoute à sa compétence. Elle vient de supporter une période très dure où elle a été responsable de plusieurs cas difficiles. En salle de garde elle lâche un peu la pression. Elle dit l’angoisse qu’elle a ressentie devant ces toutes petites trachées qui se bouchaient obstinément, devant ces bébés qui étouffaient et pour lesquels la guérison semblait se dérober en dépit de tous ses efforts. Sincère et directe, elle dit ce qu’elle ressent. Ses collègues l’entendent mais ne l’appuient pas, ils ne confirment pas son ressenti alors qu’ils ont vécu les mêmes alarmes, les mêmes difficultés, avec elle. Ils ne relaient pas, ne parlent pas pour eux-mêmes mais se réfugient dans la distance ironique, dans l’humour particulier de la salle de garde. La voilà isolée, réduite au silence, elle le sent et se tait.
Le café est sur la table, elle a donc, selon les règles en usage, le droit de parler travail sans être « taxée ». Mais elle a transgressé un autre tabou qui pour n’être pas énoncé en clair n’en est pas moins contraignant : elle avait le droit de parler de ses difficultés, mais seulement selon les codes prescrits. Pas avec son cœur… Il faut que la salle de garde demeure le lieu où le jeune médecin affirme pour lui-même un type de « santé » triomphante qui exclut la pensée même de la maladie et les affects qu’elle soulève. Elle s’y emploie à travers des rituels baroques et contraignants, Même si cela reste en général débonnaire, il est fortement déconseillé d’y échanger de vraies émotions comme cela pourrait se faire dans un groupe authentique. Y montrer son humanité serait avouer sa faiblesse. Bref on pourrait retrouver là les caractéristiques de ce que le psychanalyste WR Bion a appelé le groupe à présupposé de base : la forte présence du leader (ici « l’économe »), l’hostilité au changement, l’utilisation du langage comme mode d’action et non de pensée, la répression des affects, l’absence de dimension temporelle.
C’est probablement pourquoi la salle de garde jouit d’une jeunesse éternelle qui n’est pas une question d’âge, et que s’y perpétuent des rituels sans âge. La sexualité représentée sur les fresques murales y est toujours triomphante et sans défaillance (comme sur internet, un autre lieu qui ne connait pas le temps). Elle ne saurait subir les atteintes de l’âge. En salle de garde comme dans l’ile des enfants perdus de Peter Pan il n’y a pas de temps. Cela en corrélation avec l’usage d’attendre de l’interne un temps de travail théoriquement sans limite ni mesure. Il n’est donc pas permis d’y vieillir. Ceux qui s’y risquent et prétendent continuer à la fréquenter ne seront tolérés, et encore s’ils se tiennent bien, que sous l’appellation de « fossiles » : pas vieux, déjà morts. Et cela nécessairement car si l’internat occupe dans une carrière un temps relativement bref, vieillir comme médecin hospitalier dure longtemps, et prendre acte de ce vieillissement attaquerait de front le mythe de la jeunesse éternelle de l’interne, et de la salle de garde elle-même. A son tour ce figement du temps est l’expression de défenses toutes-puissantes contre l’angoisse du face à face quotidien avec la maladie et la mort.
Cela s’est radicalisé avec les années. Quand on parle de rituels on les envisage souvent comme des objets immuables. Mon expérience personnelle me suggère au contraire que les rituels menacés, en voie de déshérence, ont tendance à se raidir et à se radicaliser pour tenter de survivre. La salle de garde a été pour moi un théâtre d’observation… parfois participante. Au fil des décennies que j’y ai passées j’ai vu les rites compliqués qui y règlent les comportements devenir de plus en plus envahissants au point d’occuper tout l’espace. Cela apparut vers les années 90, en même temps que l’hôpital de plus en plus pénétré par la logique entrepreneuriale se transformait profondément, et que dans un nombre croissant d’hôpitaux on fermait les salles de garde, tandis que dans celles qui restaient la menace de fermeture était savamment entretenue par les directions hospitalières si les internes ne savaient pas se tenir.
La « roue des taxes »[i] dont j’ai suivi la réapparition, tournait sans discontinuer et les taxes s’engendraient l’une l’autre dans une atmosphère de transe collective hurlante. Il n’était plus question de se nourrir. Etait réputé bon économe ou bon collègue celui qui s’entendait à entretenir ce climat de surchauffe joueuse tout au long du repas, jusqu’à l’arrivée du café qui y mettait fin. Les rôles s’échangeaient à toute vitesse, et si la délation faisait partie du jeu elle était risquée car le délateur pouvait se retrouver lui-même taxé, et ainsi de suite dans un mouvement tourbillonnant, expansif qui visait à agréger ceux qui n’avaient que l’intention de prendre leur repas, renforçant ainsi la cohésion du groupe.
[i] Une héritière lointaine de la Roue de Fortune, dixième Arcane du Tarot? Aujourd’hui support de divination le Tarot semble avoir été d’abord en usage comme instrument d’éducation des princes. La Roue de Fortune pouvait illustrer la fragilité des positions sociales et des honneurs: quand l’un monte l’autre descend.
Le film de Thomas Lilti, « Hippocrate » a eu le mérite plutôt rare de nous faire pénétrer dans ce lieu fermé où en théorie il ne peut y avoir de témoin extérieur non impliqué. Pourtant, sans nostalgie, je voudrais signaler qu’il a pêché contre les règles qu’il illustrait. Quand le médecin étranger invité en salle de garde par son collègue interne parle travail au milieu du repas, il est sanctionné comme on est sanctionné en salle de garde, dans le registre sexuel, et ne comprenant rien à ce qui lui arrive, il s’en va, choqué, humilié et sans déjeuner. Et surtout sans appui du collègue qui l’avait invité et qui à ce moment se fait tout petit. Car en toute logique ce n’est pas lui qui aurait dû subir la « taxe » mais celui qui l’avait invité sans prendre la peine de l’avertir des règles en usage.
Et à la réflexion je verrais dans cette omission un mouvement de haine inconsciente. Le film oppose à la figure du médecin étranger au statut précaire mais à la formation solide, celle du jeune interne qui a encore tout à apprendre et qui se trouve dans la situation impossible de travailler dans le service dont son père est le « patron ». Comme un message codé sa faute en salle de garde en désigne deux autres, mettant en jeu cette fois le sort des patients. Sans les indications du médecin étranger le jeune interne ne serait pas venu à bout de la ponction lombaire qu’il a dû faire sans supervision. Plus grave, le médecin étranger n’ignore pas que l’interne, une nuit de garde, a mal apprécié la gravité d’une alerte cardiaque et qu’un patient en est mort. Mais c’est ce médecin étranger qui sera menacé de sanction et ne devra son poste qu’à la mobilisation de ses collègues. Et le chef de service fera en sorte de dissimuler la faute médicale de son fils en en faisant disparaitre les traces dans le dossier médical. Ne pas pouvoir avouer une faiblesse faute d’appui est une chose. Voir sa faute dissimulée empêche d’en affronter ses conséquences, empêche d’apprendre et de grandir.
S’il y a un paradoxe constitutif de toute transmission, « tu dois et tu ne dois pas être comme moi », ici c’est le « tu ne dois pas » qui est mis en acte et le jeune médecin aura bien du mal à s’en défaire. Je pense que dans toute situation d’apprentissage où l’apprenant ne reçoit pas le soutien dont il aurait besoin la haine inconsciente est à l’œuvre. Quand jeune anesthésiste j’eus à m’occuper d’un cas qui tourna au drame, celle qui avait la responsabilité de ma formation eut la sagesse de dire que je n’aurais pas dû être seul[i]. Et j’ai encore en mémoire le récit déchirant à la limite du supportable, par la mère d’un enfant leucémique en 1975, d’une ponction lombaire en position ventrale par des étudiants en médecine sans formation ni appui[ii]
[i] Le collègue qui également laissé seul, probablement surmené, et ayant fait une erreur dans le réglage du respirateur, causa le décès de son patient, n’avait pas eu cette chance (je pense que c’en est une). Tout son service s’était uni tacitement pour diffuser une version caviardée du drame. Il n’y eut ni plainte, ni enquête, ni sanction.
[ii] « Bruno, mon fils. Une mère et les médecins » Janie Maurice, Stock 1975. Témoin impuissant des violences médicales supportées par son fils jusqu’à sa mort, et dont une bonne partie aurait été évitable avec moyens de l’époque, Janie Maurice fonda une association « AMH-Association Bruno MAURICE du malade Hospitalisé ». Son action contribua à l’humanisation des soins en pédiatrie.
Ainsi la salle de garde n’était plus seulement ce lieu exotique où des médecins et carabins surmenés se défoulent. Ou dans une autre vision, comme le lieu du machisme et du sexisme le plus débridés. Elle m’apparaissait surtout comme le théâtre où se représentent, dans la caricature, les mécanismes par lesquels les groupes se protègent de leurs propres insuffisances et mettent à l’écart ce qui pourrait les contraindre à se remettre en cause.