Brève de cafetière

« Les chakras, les chakras, je t’en ficherai moi des chakras, elle dit comme ça je vais vous enlever vos chakras négatifs, non mais je vous demande un peu, bon elle fait ce qu’elle veut mais quand même c’est à l’opposé de notre profession… » L’infirmière de soins intensifs, courtaude et le teint coloré, solide, la voix métallique et le geste décisif, est assise devant sa tasse de café à l’heure de la pause. Elle fait de grands gestes en mimant sa jeune collègue absente, que l’on devine plus aérienne, plus longiligne, qui lui a fait entrevoir une démarche, une vision du monde, une approche du corps qu’elle ne comprend pas et qu’elle ressent comme une menace. Son geste répété du bras qui s’élève puis retombe lourdement dessine comme une ascension impossible. Il inscrit une sorte d’impuissance à se décentrer pour comprendre, une crainte de la légèreté sans attaches qui lui est proposée. Elle a besoin de cette pesanteur qui la rassure.

Je n’aurais pas choisi de rapporter cette petite scène saisie au vol autour de la machine à café d’un service hospitalier si elle ne contenait pas une prise de position implicite : cela nous est étranger, alien, cela s’oppose à nous, nous devons l’éliminer. Elle pourrait servir d’illustration aux travaux de chercheurs comme René Kaës sur la vie des groupes. Ces travaux  ont mis en lumière la diffusion et la diffraction à l’intérieur des groupes de tensions émotionnelles et d’angoisses primitives. Celles-ci sont si générales qu’elles apparaissent comme une sorte de normalité. Elles engendrent une rigidification des pratiques et des attitudes. Denis Mellier (« Observer un bébé avec attention ? » sous la direction de Michel Dugnat, Editions Erès 2001, page 169 ») : « Dans les groupes et institutions cette contention se manifeste par des zones de rigidité extrême où les individus se sentent atteints dans leur intégrité si surgit l’idée même du changement. D’où une rigidité dans le fonctionnement d’une équipe, un climat d’insécurité, la peur d’être surveillé, l’idée que si on change quelque chose tout va s’écrouler ». Toute différence qui pourrait suggérer un écart possible de la norme est alors vécue comme dangereuse.

Cette rigidification a aussi sa traduction corporelle. Tchékov qui était médecin et savait lire les corps a peint l’« homme dans un étui ». C’est celui qui s’agrippe à lui-même, se crée une seconde peau, une carapace pour ne pas ressentir. ll faut bien quelque chose qui tienne. On rejoint là la cuirasse caractérielle de Reich, qui est  beaucoup plus que des muscles contractés. Je la vois plutôt  comme un réseau sans centre, gagnant de proche en proche en se ramifiant, entravant tout, procurant une illusoire sécurité. Je me souviens de l’historienne Arlette Farge lors d’une réunion de la revue « Pratiques » : « aujourd’hui on est désossés, dévertébrés ». C’est alors que faute d’axe intérieur solide on recherche une stabilité factice et fragile en se cuirassant comme un insecte, ou bien on « s’embroche ».

Nous sommes maintenant dans un SESSAD, un service de soins infirmiers à domicile qui s’occupe d’enfants handicapés. Un groupe multi-professionnel de vingt personnes travaille avec moi sur la douleur de l’enfant et plus particulièrement sur la préparation des enfants handicapés moteurs à l’intervention de chirurgie orthopédique. Deux questions centrent le débat : comment préparer l’enfant ? Comment faire face à ce qui est perçu, à juste titre, comme des insuffisances dans la prise en charge de la douleur en chirurgie ? Je ressens un sentiment croissant de décalage entre ce que j’apporte et les situations qui me sont présentées, un sentiment d’impuissance, comme si le handicap de l’enfant impuissantait tout le monde. Les parents « ne font plus rien », me dit-on, ils sont dépassés par la gravité des situations.

Je finis par énoncer en clair le sentiment d’impuissance qui circule, en le liant à mes propres difficultés. C’est la grève du Rer D, j’ai eu beaucoup de mal à arriver, il n’y a pas de câble ordinateur-vidéoprojecteur (donc pas de PowerPoint)… Tout cela me permet d’associer sur le fait qu’on est en plein dans les ruptures de communication !

Cela a pour effet de débloquer le débat, qui dès lors change de tournure. Les livrets de l’association Sparadrap sont maintenant perçus comme très utiles et aidants alors que personne n’en parlait. A partir des vidéos sur la musique et sur le jeu nous abordons la préparation concrète de l’enfant, la possibilité d’enrichir le matériel de jeu déjà utilisé, l’utilisation de techniques basées sur l’imaginaire. Un travail en collaboration avec les services chirurgicaux est envisagée dans une perspective de réseau, à partir des insuffisances réelles de la prise en charge de la douleur à l’hôpital. On propose de donner quelques outils aux parents… La verbalisation de ce que le groupe me faisait ressentir, mais ne pouvait ressentir lui-même, a provoqué une différenciation. Chacun a pu alors s’exprimer en son nom propre.  Il fallait pour cela que le formateur avoue sa propre impuissance. Mais iI s’agissait également, pour ce groupe, de ne rien laisser paraitre des antagonismes internes, de faire comme si de rien, d’effacer les conflits. Hors réunion la psychologue initiatrice de ma venue s’autorisa à vendre la mèche. Elle me parla de la bagarre interne qu’avait représentée la mise en place de cette formation.

L’impuissance est créatrice, elle ouvre d’autres possibles dès lors qu’elle est reconnue. Un film récent illustre cela à merveille, il s’agit de « La visite de la fanfare ». Dans ce film un groupe, en l’occurrence un orchestre militaire, pose son sac au sens propre, mais pas où et comme il l’avait prévu, et va se transformer par un effet de déplacement qui se jouera à trois niveaux :

Embrochés2

Le déplacement qui était prévu, de l’Egypte à un Israël officiel, se fait par erreur vers l’Israël réel, une petite ville perdue dans le désert. C’est le niveau sociopolitique, institutionnel, à ceci près qu’ici l’institution, défaillante, n’assume pas mais doit subir la situation.

Dans l’espace ainsi ouvert vont se faire deux autres déplacements :

-le déplacement par rapport à la fonction. Ces musiciens qui ont l’habitude de jouer le répertoire prescrit, la musique classique arabe, ne peuvent le faire. Dépouillés de leur prestige, réduits en quelque sorte à l’impuissance ils commencent à parler de la musique qu’ils aiment, ou dont ils rêvent : c’est le jazz de Chet Baker que le chef connait sur le bout des doigts, ou le concerto rêvé mais impossible à écrire du clarinettiste. Ils parlent donc de leur être en tant que professionnels, de leur fonction, de leur projet.

-il y a enfin le niveau personnel, humain, où chacun a une chance d’être accueilli dans son désir et sa souffrance, et de rencontrer le désir et la souffrance de l’autre. Certains ne la laisseront pas passer.

Le lendemain ils se retrouvent au bord de la même route, mais quelque chose a changé. Mieux différencié, le groupe réalise qu’il peut y survivre et reprend ses activités. On retrouve là les trois niveaux d’une formation qui vise à être bien-traitante :

-le niveau institutionnel

-le niveau pratique, pédagogique, niveau de la fonction, du projet

-le niveau de la psychologie, individuelle et collective

Le concept des groupes embrochés élaboré par René Kaës (« Contes et divans. Médiation du conte dans la vie psychique » René Kaës et coll., Dunod 1996) permet d’éclairer ces situations. Cet auteur le développe en opposant deux contes de Grimm, « Les sept Souabes » et « Les musiciens de la ville de Brême ». Les sept Souabes se sont fabriqué une grande pique qu’ils tiennent tous les sept, ils partent à l’aventure comme une sorte de Don Quichotte collectif, une aventure qui finira piteusement puisqu’ils se noieront tous les sept, l’un entrainant l’autre, à cause d’une grenouille. A l’inverse le groupe des musiciens de la ville de Brême est un groupe de rencontre, très hétérogène, dont tous les membres sont menacés de mort. Ils sauront pourtant mettre en commun leurs ressources et vaincre l’adversité. Le film « L’âge de glace » reprend cette opposition entre le groupe des dodos rigidifié à l’extrême (et voué à disparaitre) et le groupe des héros qui ne cesse d’improviser face aux circonstances.

Nous avons été témoins d’un processus de « dés-embrochage ». En formation continue, je me demandais toujours : est-ce qu’il y a quelque part une pique qui embroche ce groupe ? Si oui quelle est sa nature ? Le groupe est-il disposé à la lâcher ? Etant entendu que cela ne se fera que si le groupe estime que c’est possible sans trop d’insécurité. Nous passerons alors des clivages aux différenciations, à la prise de conscience par chacun de son initiative, de sa liberté, de son pouvoir sur l’acte (Gérard Mendel).

Une partie de ce texte a été publiée dans la revue « Enfance Majuscule » (N°101 aout 2008) sous le titre « Poser son sac en toute sécurité… Ou comment donner un sens à sa pratique »

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