Tant de choses ont été écrites sur « La tragédie d’Hamlet »… Peut-être pas cela. Elle s’ouvre sur une scène de la vie militaire, où d’emblée vient se glisser comme une fausse note. Voyant arriver sa relève Francisco, l’homme de faction prononce une phrase énigmatique : « For this relief much thanks, ‘tis bitter cold, And I am sick at heart ». Puis, après avoir rendu compte de son tour de garde, il disparait sans s’être expliqué plus avant sur la fin de sa déclaration. Celle-ci m’a interrogé parce qu’elle ne se rapporte à rien. Ni dans l’action tragique qui va se développer, ni dans un avant dont rien ne sera mentionné jusqu’à l’apparition attendue du spectre. Francisco en a trop dit, ou alors pas assez. Il semble livrer là une trace de quelque chose, un événement qui se serait déroulé avant la pièce et que les autres personnages ne peuvent connaitre. Un simple « and » sépare les deux propositions, mais si la première (« ‘Tis bitter cold ») n’est que descriptive, celle qui suit (« I’m sick at heart ») parle d’un ressenti intérieur. Ce « and » qui sépare sans relier n’introduit entre elles aucune connexion logique. Mais peut-être n’y a-t-il pas besoin d’explication. Peut-être Bernardo, l’interlocuteur de Francisco, est-il censé savoir ce qui l’a rendu « sick at heart ». Mais ce n’est pas le cas du spectateur.
Voilà en tout cas un garde qui ne va pas très bien. Il parait préoccupé par une menace diffuse. Ce qu’il veut à présent c’est le relief, il veut qu’on le relève dans les deux sens du mot, qu’on le libère de sa garde et qu’on le soulage. Ce n’est pas le froid en effet, ni la menace d’invasion étrangère qui peut expliquer, à ce moment, pourquoi il s’est trouvé incapable de faire son travail, alors que par ailleurs sa veille avait été parfaitement calme. C’est Bernardo venu à sa rencontre, et non pas lui l’homme de garde, qui a lancé le « qui va là ! » qui était de son devoir. Alors seulement celui-ci, comme réveillé en sursaut : « Non, répondez-moi, vous ! Halte ! Faites-vous reconnaître vous-même ». Il y a eu un instant où Bernardo a dû en quelque sorte se garder lui-même et en même temps rappeler le garde à sa tâche. Dans cet échange précipité on ne sait plus très bien qui est qui ni ce que l’on doit faire; les rôles permutent et se confondent. Il y a un instant de confusion où la discipline militaire est brisée, une ligne de défense fragilisée, et ce qu’elle protège est rien moins que le centre du pouvoir. Instant fugace : un peu plus tard entendant approcher Horatio et Marcellus le garde ne manquera pas de lancer son « Halte-là ! Qui vive ? ».
Mais quand au Danemark on prend la peine de se plaindre du froid nocturne en plein hiver c’est qu’il fait vraiment froid, anormalement froid. Sinon on n’en parle pas. Pourtant quand la scène nocturne se répètera avant la deuxième apparition du spectre il ne sera plus question que d’un froid en quelque sorte rusé, malin : « The air bites schrewdly ; it is very cold ». Mais pour Horatio l’air est « nipping and eager », vif et piquant. Il a plutôt pour d’effet d’éveiller : « eager » connote le désir qui ne peut attendre, l’impatience. C’est le même froid mais il n’est plus question ici de « sick at heart ». C’est un froid qui mobilise.
Ainsi le « Who’s there » de Bernardo qui est la première réplique pourrait se lire comme la seconde, si l’on admet que la première s’est trouvée remplacée par un silence de Francisco qui n’est pas dans le texte. Une étrange symétrie se dessine déjà avec la réplique qui clôt la pièce, celle que prononcera Hamlet mourant : « Le reste est silence ». Que veut dire le grand Will, par la bouche d’un personnage secondaire, à peine un personnage de la pièce, qu’on ne reverra plus, qui relevé de son tour de garde va se réchauffer et dormir, n’a rien à dire de particulier sur l’intrigue qui va suivre, et semble n’avoir été mis là que pour dire cela dans la scène d’ouverture, celle qui accueille les spectateurs et plante le décor : il a eu très froid et il est sick at heart…
Les différents traducteurs se sont trouvés face au problème de ces deux propositions hétérogènes. Voyons les solutions trouvées :
-Yves Bonnefoy : « Quel âpre froid ! Je suis transi jusqu’au cœur ».
-FV Hugo : « Le froid est âpre et je suis transi jusqu’au cœur ».
-François Guizot : « Le froid est âpre et pénètre jusqu’à l’âme »
-André Gide : « Le froid est vif et j’ai le cœur transi »
-Grivelet : « Il fait un froid de loup, et j’ai le cœur transi »
-Castelain : « Il fait rudement froid, j’en ai le cœur tourné »
-Déprats : « Le froid est vif, et j’en ai le cœur malade »
Un petit tour des dictionnaires à la recherche de synonymes nous propose : grieving, very disappointed, dejected, very upset, dejected, depressed, disconsolate, doleful, dolent, full of sorrow, heartbroken, heartrending, heavy-hearted, hurting, in mourning, in pain, in sorrow, lugubrious, melancholy, miserable… et ainsi de suite. Aucun de ces usages ne peut être référé au fait de souffrir du froid. De fait cette formule à ce moment-là ne peut s’expliquer par l’effet d’une température mesurable, et le traducteur se sort comme il peut du choc des deux registres en s’efforçant de reconstruire une causalité. Le terme transi est la solution la plus commune. Qu’en est-il de ce « transi », participe passé d’un verbe transir qui n’est plus en usage ? Le terme est apparu au XIIe siècle dans l’acception de « transi de vie », « trépassé », passé trans, passé au-delà… Hormis l’expression « amoureux transi » on ne l’utilise plus aujourd’hui qu’en référence au froid.
L’apparition de l’expression “at heart” dans la langue anglaise est contemporaine de l’écriture de la pièce. Shakespeare emploie là une expression moderne qui rend bien compte du passage libre et naturel du monde extérieur à celui de l’intériorité. Ecoutons à ce sujet Peter Brook (« L’ Espace vide », Seuil Essais, 1977) : « Ce dont on ne s’est pas assez clairement rendu compte, c’est que la liberté de mouvement dans le théâtre élisabéthain n’était pas seulement une question de décor. (…) Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que le théâtre du XVIe siècle permettait alors à l’auteur, non seulement de parcourir le monde, mais aussi de passer librement du monde de l’action au monde des impressions intérieures »
Le lien de langage entre sickness of heart et écoeurement semble solide car il résiste à l’épreuve de la traduction inverse. « L’Ariette Oubliée » de Verlaine débute ainsi :« Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville… »
Puis vient :« Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure… »
Les essais auxquels Verlaine a finalement préféré « qui s’écœure » sont : s’effrite, s’ignore, s’ennuie (JP Richard « Poésie et profondeur », Ed du Seuil 1955). On y lit la fragmentation de l’être et l’absence à soi. Ils confirment que le poète est dans une sorte d’abandon de lui-même, une défaisance où subsiste à peine la conscience de pleurer en première personne : il pleure, ça pleure. Ne pas savoir pourquoi l’on pleure ne signifie pas l’absence de raison mais l’impossibilité de la vivre subjectivement. Elle ne peut être que projetée dans un impersonnel sans sujet qui ne s’emploie ordinairement que pour la météo. Le traducteur vers l’anglais (Oxford Classics book of 19th century French poetry) a eu effectivement recours à : “It weeps without cause/In my heart-sick heart”
Et en effet il y avait à la disposition du traducteur une solution évidente : être « sick at heart » c’est être écœuré, tout simplement. Mais alors plus de lien direct, mécanique, avec le froid. Ne faisons pas à la communauté des traducteurs l’injure de croire qu’aucun n’y avait pensé. Si cette solution n’a pas été retenue, c’est probablement parce que la langue française n’autorise pas le même flou suggestif que la langue anglaise. Et il aurait bien fallu dire ce qui écœurait Francisco, entreprise difficile à ce moment car Shakespeare n’en a encore rien dit. L’écœurement c’est le dégoût ou la répulsion devant ce qui éveille la honte. Mais aussi, plus près de l’image qui s’y attache, c’est l’idée d’un profond désordre : le cœur a quitté sa place, il y a un vide. Là semble se trouver le lien. Nous sommes au cœur de l’hiver, à minuit, au point le plus bas de l’énergie. Le personnage très épisodique quitte la scène. Il a rempli sa fonction qui est de dire le climat dans lequel s’ouvre la pièce. Il est comme l’hôte qui ouvre la porte puis s’efface, non sans avoir brièvement suggéré à quel monde intérieur il allait donner accès : un monde où le cœur de l’être est atteint, comme pris dans la glace, où la parole est paralysée, où tout cela vous met en morceaux, vous rend malade et vous écœure.
Un peu plus tard Horatio qui pourtant n’a pas subi les longues heures de garde dans le froid dit qu’il n’est qu’un peu là « A piece of him ». « En voilà un morceau », c’est la main qu’il tend à Bernardo, dans la version Aubier où le traducteur tire le dialogue vers l’humour. Une fois de plus le manque évident de logique narrative plonge traducteurs et commentateurs dans la confusion. Note dans l’édition de la Pléiade : « L’acteur dit souvent cette réplique en semblant se déprécier, ou marmonne qu’il a si froid qu’il n’est qu’une partie de lui-même, ou bien tend la main ». Une autre note (Grivelet) nie assez logiquement qu’Horatio puisse être réduit à peu de chose par le froid. Elle y voit une notation ironique, mais que rien n’explique. Horatio se sent fragmenté, il se dit partiellement étranger à lui-même. Le problème reste le même : s’il ne s’agit pas du froid, alors de quoi s’agit-il ?[i]
[i] De quoi en effet ? J’ai entendu un important homme de théâtre avancer que ce « Who’s there » inaugural n’aurait pas de rapport avec l’action scénique ou à un de ses personnages, mais s’adresserait en réalité à la situation théâtrale elle-même, au public. Il est vrai qu’à ce moment la crise du Covid donnait à cette question, si elle était adressée à un public absent, une résonance tragique. Logiquement dans cette lecture l’injonction du fantôme était présentée comme l’impératif éthique en personne…
Francisco est un personnage plus que secondaire, il est situé presque hors de la pièce, à sa lisière. On pourrait penser qu’il est inutile. Mais il est là et on peut faire confiance au grand Will : il n’est pas là pour rien. Significativement les différentes éditions de la pièce en font tantôt un officier de la garde à l’égal de Marcellus et Bernardo, tantôt un simple soldat alors que rien dans le bref échange du début ne suggère un lien de subordination ou d’autorité. Il y est plutôt question de camaraderie, de compagnonnage entre égaux. Mais simple soldat il l’est dans un autre sens. Il parle sans apprêt le langage de la sensation et du ressenti, loin de toute métaphore poétique. C’est là un langage qui ne saurait être dénié, qui dit ce qu’il dit et invite à un échange sur le même terrain. J’ai froid, je suis écœuré, et vous mes amis que ressentez-vous ? Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (« Histoire et trauma. La folie des guerres » Stock 2004) ont appris ceci de l’expérience de soldats du pacifique en 1944 : « Presque invariablement, les déclarations les plus claires venaient de simples soldats. Nous leur avons demandé non seulement ce qu’ils avaient fait pendant le combat, mais aussi ce qu’ils avaient réellement dit, et comment ils se sentaient. Ils étaient inhabituellement sûrs du souvenir de leurs réactions émotionnelles ».
Cela est vrai de toute situation impliquant des événements traumatiques, et nous y sommes. Dans l’Odyssée c’est le barde Démodocos qui fait pleurer Ulysse en relatant ses exploits sans savoir qu’il l’a devant lui. Il lui permet aussi de se nommer. Libérer les pleurs de celui qui ne pouvait se les permettre, cela est thérapeutique, cela permet le récit et l’échange. Francisco pourrait jouer le même rôle en assumant, au nom des autres qui n’en sont pas capables, parmi lesquels Hamlet lui-même, l’expression directe et sans discours de ce qu’il ressent. Pour eux il est saisi d’un froid qui lui vient aussi de l’intérieur, pour eux et en leur nom il est écœuré. Il est le seul à ne pas s’intéresser le moins du monde au spectre qui va si fort tourmenter les trois autres protagonistes. A ne pas être abusé, bien qu’il en ait probablement entendu parler, par l’apparition et son décorum, par son kitsch. Il pourrait représenter un double de l’auteur, celui qui sait mais ne peut dire car cela annulerait la suite, et qui tout de même donne un indice. Cet appel implicite à parler depuis son ressenti ne sera pourtant pas repris. L’arrivée du spectre se produira au bon moment: elle va éclipser la tentative qui s’amorçait en renforçant l’interdit de savoir et de chercher. Pourtant au moment de la deuxième apparition du spectre Horatio et Marcellus tenteront encore de retenir Hamlet. Ils semblent savoir que l’apparition peut rendre fou, provoquer la mort. Ils ont bien raison mais d’où leur vient cette connaissance ?
La temporalité particulière de cette pièce où « le temps est hors des gonds » se confirme avec l’annonce du jour qui se lève alors que la scène a débuté à minuit, encore bien loin de l’aurore dans la très longue nuit de l’hiver nordique. Francisco n’a pas vu « bouger une souris » pendant son tour de garde. Autant dire que nous sommes dans un temps interne qui s’est contracté, immobilisé comme dans un présent arrêté, celui de la scène traumatique qui n’est pas dans la pièce mais dont la trace est partout. Plus loin Hamlet qui doit se faire passer pour fou (« idle ») dira que son père est mort depuis deux heures. La météorologie, la mesure du temps se font métaphoriques, c’est « l’éternel hiver des actes gelés » dont parle Gilbert Durand, bien caractéristique de cette pièce où l’action est si difficile à engager, se trouve condamnée d’avance et n’atteint jamais son but.
On a tout écrit sur le soubassement œdipien de cette pièce. Mais les affres œdipiennes ne vous mettent pas forcément dans des états pareils, sauf à réactiver un défaut plus fondamental, une blessure plus proche des origines. Si conflit œdipien il y a pour Hamlet, comme pour tout un chacun, l’impossibilité de s’en dépêtrer doit trouver son origine avant, dans la réalisation concrète de ce qui était fantasmé. C’est elle qui change la culpabilité, toujours échangeable sur le grand marché des symboles, en une terreur qui ne peut plus être changée en autre chose qu’elle-même. Mais à son tour l’assassinat du vieux roi prend place dans toute une suite d’actes « tissée de visions et d’intrigues, de feintes et de folies ». Avec le personnage d’Hamlet nous avons la jonction entre la vérité du langage, son inscription dans le corps, et la légitimité du pouvoir politique. Par la révélation du crime d’état, un crime qui en cache d’autres, le pouvoir politique, les liens familiaux et tous les autres liens qui en découlent ont perdu ce qui les validait et qui reposent désormais sur une tromperie. Parce que dans cet univers mental le roi est le roi, non pas un simple gouvernant mais le garant de tous les rapports humains et de leur vérité. Si sa place est usurpée plus rien n’a de sens et surtout pas les paroles.
Ce thème de l’apparence trompeuse et de ses conséquences mortelles, spécialement pour la jeune génération, imprègne l’ensemble de l’œuvre de Shakespeare. Les héros Shakespeariens échouent parce que confrontés à un choix décisif ils choisissent sur l’apparence… et se trompent. Et du même coup se condamnent. Ils se trompent nécessairement parce que le sujet de l’action à faire n’est pas là, ou plutôt parce qu’il est divisé (ainsi dans « Roméo et Juliette » le doux Roméo et le viril Mercutio par qui le malheur arrive semblent ne faire qu’un. Mais on ne pourrait dire cela de Juliette)[i].
[i] Guillaume Venet, notice de l’édition Bibliothèque de la Pléiade, 2004, page 1348
D’où le sentiment du faux, de l’inauthentique, de l’injuste, de ne pas être à sa place, pas dans sa vérité. Leur choix est toujours mauvais et ses conséquences terribles : la folie à moitié feinte d’Hamlet a pour conséquence la folie réelle puis la mort d’Ophélie. Dans « Roméo et Juliette » la mort feinte de Juliette précipite la mort réelle des deux amants. Le scepticisme fondamental de Roméo, son manque de contact avec le réel ont été soulignés[i]. De même avant le duel Hamlet négligera de comparer lui-même les fleurets et ne s’aperçoit pas que le sien est démoucheté. Il ne voit pas ce qu’il devrait voir. Le philosophe Stanley Cavell (Disowning Knowledge: In Seven Plays of Shakespeare) parle du scepticisme fondamental des personnages de Shakespeare, qui procède d’un déni de savoir. Il est le produit d’une impossibilité à atteindre l’autre, à se le représenter. La ville, que ce soit Vérone, Messine, Venise, ou le château d’Elseneur, est le siège de l’erreur, du faux-semblant, de la tromperie, du périmé qui a à se renouveler. C’est le monde de de la perte du sens des mots, de l’apparêtre (Denis Vasse). Mais là encore Shakespeare donne en quelque sorte le mode d’emploi avec le contre-exemple du choix des coffrets dans « Le Marchand de Venise »: « A vous qui ne choisissez pas sur l’apparence… »
[i] Peut-être par Juliette, avec la clairvoyance propre à l’adolescence et encore décuplée par le sentiment amoureux naissant, a-t-elle intuitivement ressenti cela dès leur premier baiser qu’elle commente ainsi : « You kiss by th’book …». Il me parait personnellement impossible qu’après un tel baiser dans de telles circonstances, Juliette puisse prononcer le « Vous embrassez selon les plus belles manières » de la traduction de Pierre-Jean Jouve. Si c’est bien là le baiser que l’on imagine, Juliette peut prononcer les quatre syllabes pressées du texte, sûrement pas cet alexandrin balancé et un peu ironique. Elle est trop essoufflée, tout simplement. Ou bien cela ne l’est pas… Et alors Juliette pourrait pointer ici la position psychique d’un Roméo qui aurait eu des parents by the book, des « parents-mode d’emploi » qui ne lui auraient pas permis un contact réel avec leur propre subjectivité, ni par conséquent avec la sienne propre. Et c’est là un des ressorts du drame qui va se nouer. Yves Bonnefoy, avec son « Il y a de la religion dans vos baisers », me semble s’approcher au plus près de cette ambiguïté.
Le dénouement de la pièce, qui n’en est pas un, pas plus que le début n’est un début, invite à imaginer avec Nicolas Abraham (« L’écorce et le noyau », Flammarion 1987) un 6ème acte, en fait une prequel dans la mesure où, remontant les générations, il dévoilerait le vrai et congédierait le fantôme. Il invite à la question : « Voyons, que se passe-t-il vraiment ici ? ». Mais dès le début la nescience avait laissé échapper quelques détails sous la forme des subtiles incohérences que j’ai relevées. Pour Abraham et Torok le spectre ne vient que pour abuser les vivants, protéger le secret familial et perpétuer le meurtre. Quelque chose d’innommable s’est produit, qui ne doit être ni connu ni pensé. Francisco pourrait venir de cet avant, prequel à laquelle on ne peut s’empêcher de penser. Ce qui est vrai de la dernière scène, qui ne clôt pas l’action dramatique mais la coupe sans la dénouer peut se dire aussi bien de la première. Mais nous savons bien aujourd’hui, instruits par l’expérience, que le meilleur moyen de cacher un forfait est d’en susciter d’autres.
A ne pas prendre cela en compte on ne pourrait que se demander pourquoi Hamlet n’aurait pas pu entrer dans le système pour l’exploiter à son profit alors qu’il semblait avoir toutes les qualités pour cela. Il aurait pu choisir la position classique du conspirateur : garder le silence, regrouper quelques fidèles et attendre son heure. Alors il n’y aurait pas eu rupture, puisque c’était de semblables événements qui avaient couté la vie à son père, et dont son père avait lui-même été auteur si l’on suit la logique du 6ème acte. Il n’aurait fait qu’ajouter un anneau à la chaine des conspirations et révolutions de palais, et nous aurions un drame aux nombreuses péripéties dont le ressort principal serait l’action et non pas son impossibilité. En arrière-plan la folie et la mort continueraient de frapper au hasard selon le vœu du fantôme. Et Hamlet, comme le propose le metteur en scène Edward Bond, serait devenu une recrue comme les autres dans la troupe de Fortinbras. Mais alors « Hamlet » ne serait pas la pièce la plus jouée au monde, et qui se souviendrait aujourd’hui du prince de Danemark ?
Hamlet aura au moins tenté de sortir des rangs des assassins, avant d’être pris lui-même dans la violence générale. Mais personne n’a crié Assez, il faut que cela s’arrête.
D’un campus à l’autre
Erik Erikson l’auteur de « Adolescence et crise- La quête de l’identité » (Flammarion 1972) a perçu la dimension groupale qui se met en place. Hamlet, Horatio et leurs compagnons forment un groupe de jeunes gens issus de la classe dominante et destinés à en faire partie, comme courtisans ou chefs militaires. Ils font corps parce que la vie de cour les ennuie, pour dire le moins. On saura que Laërte aspire à se rendre en Angleterre. Ce que désirerait -peut-être- Ophélie restera hors sujet. Il ne faut pas aller plus loin que le début du premier acte pour savoir que le désir d’Hamlet de retourner étudier à Wittenberg est « en tout point contraire » (« most contrary ») aux projets du roi usurpateur, projets de nature essentiellement policière qui se résument à le garder sous la main et à l’avoir à l’œil, en attendant. Mais dans l’espace de la pièce Hamlet n’a rien demandé de semblable. Cela pourrait faire partie de la prequel. Mais il n’en a pas eu besoin, l’usurpateur a déjà perçu le danger et préfère anticiper. L’expression du désir n’est pas là, ce qui le contrecarre, oui.
Quand Shakespeare écrit vers la fin du 16ème siècle l’université de Wittemberg est bien identifiée comme le foyer vivant de la Réforme de Luther, dont les thèses datent de 1517. Sans craindre l’anachronisme on peut voir dans le climat intellectuel qui devait y régner un équivalent assez proche de ce que fut le campus de l’Université de Berkeley dans les années 60. Justement qu’y a-t-il de commun entre un garde de la cour de Danemark et un leader des mouvements étudiants des années 60 à Berkeley ? Peu de choses, et pourtant ceci : ils usent de la même expression « sick at heart ». Elle est le centre, le point tournant du célèbre discours de Sproul Hall que prononça le leader étudiant Mario Savio sur les marches de l’Université de Berkeley en 1964:
“(…) But we’re a bunch of raw material[s] that don’t mean to have any process upon us, don’t mean to be made into any product, don’t mean to end up being bought by some clients of the University, be they the government, be they industry, be they organized labor, be they anyone! We’re human beings!
« There’s a time when the operation of the machine becomes so odious—makes you so sick at heart—that you can’t take part. You can’t even passively take part.
« And you’ve got to put your bodies upon the gears and upon the wheels, upon the levers, upon all the apparatus, and you’ve got to make it stop.
« And you’ve got to indicate to the people who run it, to the people who own it that unless you’re free, the machine will be prevented from working at all”
Il faut résister de toutes ses forces, s’unir et agir, bloquer toute la machine. Cela va plus loin que ses mots d’ordre de l’action politique à laquelle il appelle. Quelques décennies plus tard la vision du film de cette journée mémorable restitue intacte l’extraordinaire intensité de souffrance et de révolte que communique cette harangue. Improvisée dans le feu de l’action, elle est devenue comme un classique, maintes fois cité dans les contextes les plus divers. On la reprend en groupe lors des commémorations.
Bègue et introverti, l’autre discours avant
Mario Savio parle de lui et met en jeu son corps. Dans sa harangue l’expression “makes you so sick at heart” surgit comme une incise qui brise et illustre en même temps le développement. Il n’est plus dans la description d’une situation « odieuse » ou dans le jugement porté sur celle-ci, il dit ce que cette situation lui fait à lui. Ce n’est pas un cœur quelconque, ou le cœur en général, c’est son cœur à lui, celui de l’être humain nommé Mario Savio. Il dit son dégout, son écœurement. Il se vit comme une chose que l’on manipule et se révolte de tout son être contre ce sentiment intolérable.
A ce moment, l’enregistrement qui en a été conservé en témoigne, sa voix devient rauque, angoissée, plus proche du hurlement de rage et de détresse que des discours politiques de ces années où le plus souvent l’idéologie, l’intellectualisme, le maniement des idées régnaient en maîtres. La fusion à chaud de l’individuel et du politique acquiert une force de conviction irrésistible. Cette fusion qui restait implicite, sous-entendue pour le Francisco de « Hamlet », est ici manifeste. C’est certainement en fonction de ce coefficient personnel, immédiatement capté par l’auditoire, que cette prise de parole a pu rester comme une date si marquante, se détacher sur les innombrables événements de ces années de révolte.
Savio en appelle à un autre style de résistance : il faut offrir son corps, le risquer pour bloquer la machine. C’est plus que ne pas prendre part dans les multiples formes de la grève, de la résistance passive ou de la désobéissance civile. Il faut se rendre soi-même inutilisable. Pour la guerre du Vietnam bien sûr, nécessité urgente, mais aussi pour l’appareil productif qui se prépare à les accueillir. Cette issue devient alors un but en soi, un but qui exige une activité incessante, une activité négative. Il faut s’en défendre par l’activité, ce qui revient à ne jamais connaître de passivité heureuse et confiante car le danger serait bien trop grand de perdre le contrôle, d’être encore une fois utilisé. Il ne reste plus qu’à se faire être, à se soutenir de soi-même, à s’appuyer sur soi-même, tâche épuisante de chaque instant et de toute une vie qui finit dans le meilleur des cas à générer une crise personnelle, ou un effondrement si la crise ne peut être vécue. Quelques siècles après la naissance de « Hamlet », Mario Savio appelle à résister activement, à se défendre de toutes ses forces contre l’éventualité d’une telle utilisation. Il crée des liens, mobilise, fonde le Free Speech Movement. Mario Savio a-t-il connaissance de la pièce ? Il réussit en tout cas là où Hamlet, leader idéologique avorté selon Erik Erikson, avait échoué.
Le coeur, la flute
Charles H. Frey (« Making sense of Shakespeare ») fait de « Hamlet » par excellence la pièce du cœur, et du héros le personnage Shakespearien le plus heart-conscious, le plus concerné par sa propre intériorité, par sa vie d’âme. Il s’appuie sur les nombreuses occurrences du terme. Elles prennent place dans des monologues, dans des moments où le héros communique avec son être intime. Il y est toujours question d’empêcher le cœur, de le tenir en bride, de retenir ou de masquer son élan spontané :
“But break, my heart, for I must hold my tongue”
“Like a whore, unpack my heart with words”
“Hold, hold, my heart”
Dans ces scènes où il exprime la procrastination, le doute, le scrupule moral qui empêche d’agir, en un mot l’hamlétisme, il est seul, en communication avec son monde interne. Or celui-ci est envahi par le fantôme. A son insu il se parle le langage même du fantôme : j’ai prescrit la vengeance, alors qu’attends-tu ? Il se terrifie lui-même. Tout en cherchant à se convaincre de tuer, Hamlet semble pressentir que tout cela pourrait participer du dispositif de terreur dans lequel il se trouve pris. Avant le duel final ce sera cette notation : « thou would not think how ill all’s here about my heart », en contradiction avec le discours social où il se dit sûr de sa victoire. Comme toujours quand il s’agit d’être un peu vrai c’est à Horatio qu’il s’adresse. Celui-ci a compris et tente d’empêcher le duel, en vain. L’aveu à peine prononcé est tout de suite annulé dans un nouveau retournement : « but it is no matter ». C’est sans importance… Le cœur est malade, ill. Bientôt il va céder et ce sera : “A noble heart cracks”. Mais avant pour déclarer à Horatio son amitié dans un des plus beaux passages de la pièce, il ne lui suffit plus de nommer le coeur. Il faut préciser et répéter pour aller jusqu’au ressenti le plus intime: “In my heart’s core, ay, in my heart of heart”. C’est alors le thème de l’instrument dont on joue, qui ressurgit en opposition directe avec la vérité du coeur et du langage.
Avant, à l’acte II il y avait eu en effet la célèbre scène de la flûte. C’est elle qui m’a fait approcher du cœur empêché, du vivre-écœuré. Le prince se révolte et c’est une flûte qui par métaphore parle de chosification, au détour d’une scène souvent citée et qui pourrait sembler secondaire au regard de l’action principale. C’est le moment où Hamlet va utiliser l’opportunité d’une troupe théâtrale de passage pour dénoncer le crime. Survient cette scène où il ordonne à Guildenstern, chargé par la cour de le surveiller, en fait de préparer discrètement son élimination, de jouer d’un flageolet. Ce que l’autre ne peut faire. Alors : « Voyez donc dans quel mépris vous me tenez ! Vous voudriez jouer de moi, vous donner l’air de connaître mes touches, arracher le cœur même de mon secret (…) mais ce petit instrument qui contient tant de musique et dont la voix est si belle, vous ne savez pas le faire parler. Croyez-vous, par Dieu que je sois plus simple qu’une flûte ? ».
Quand il prend ainsi à partie Guildenstern il ne se plaint pas de ses scrupules à agir, il ne montre nul hamlétisme, pas plus qu’il ne simule la folie. Il proteste parce qu’on prétend le faire agir. Mais qui ? Le roi et sa cour évidemment, mais on pourrait en dire autant du spectre. C’est alors la référence à l’instrument dont on joue qui vient aux lèvres du prince. L’instrument de musique est une chose mais une chose bien particulière, un objet technique mais qui exprime du vivant, du pulsionnel mis en langage. Sa fonction est la musique qui n’appartient pas au monde de la production d’objets. Aucun instrument ne peut inventer son propre langage, il ne peut dire que ce qu’on lui fait dire. Hamlet dit tout cela à l’ancien condisciple devenu courtisan aux ordres, qui a endossé sans complexe le rôle du sicaire, n’est plus que l’instrument de la politique royale et ne se pose plus la question de sa propre liberté.
Le psychanalyste Denis Vasse (« Françoise Dolto aujourd’hui présente, Actes du Colloque de l’Unesco 14-17 janvier 1999, Paris, Gallimard 2000) parle de ces situations où « tout se passe comme si la vie correspondait à la chose vue, à un objet des sens. Un objet relatif à un organe ou à un instrument dont on joue et qu’il faudrait tout à la fois posséder et laisser prendre en partie pour exister sensiblement dans le regard, ou dans l’appétit d’un autre ». Quand « parler devient ambigu » ce qui peut être conçu de la vie s’identifie à un objet que l’on fait résonner, quelque chose comme une flûte… Le monde entier est perçu comme quelque chose qui nous fait, qui fait de nous des objets, des instruments, qui nous possède et nous machinise. Un tel monde devient la projection de notre malaise, il est intolérable et appelle la révolte.
Et je ne veux pas dire par là que les motivations des étudiants révoltés des années 60 se réduisaient à de la psychologie, qu’elles n’avaient pas des motifs on ne peut plus objectifs, un arrière-plan social et une traduction politique. Le contexte politique et social a fait que des révoltes personnelles ont pu embrayer sur celles d’un collectif qui les a prises en charge et amplifiées. L’image de la flûte que manipule le prince est la même que celle de l’orateur étudiant, traduite dans la technologie de l’âge industriel : être un instrument, une machine que l’on fait produire. Alors émerge le sentiment d’injustice, impression de décalage, la sensation d’être « à côté de ses pompes » parce que le langage a perdu sa référence à la parole, est devenu système de signes perturbé ou code détruit. Tout ce qui pourrait être dit est d’avance invalidé, privé de signification parce qu’à l’origine se trouve un mensonge qui n’essaie même pas de se dissimuler mais qu’il est pourtant impossible de dénoncer comme tel.
Janvier 2015
Que d’histoires, dira-t-on, pour ces petits mots prononcés comme en passant ! Je pense qu’ils nous concernent. En 2015 après la tragédie de l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper-Cacher le lien de langage que j’explore ici se retrouva sous la plume d’un universitaire anglais résidant à Paris. Dans un article publié dans The Guardian, Andrew Hussey cherchait à rendre compte de l’état d’esprit des Parisiens (http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jan/10/paris-attacks-horror-france-andrew-hussey). Il décrivait la sidération qui était partout dans ces jours-là, et l’impuissance des politiques qui ne savaient que proposer: “The only way to sum up how people feel is the French word écoeuré – which means to be disgusted, physically sick, but also in its oldest sense, the first usage which predates the French revolution, to be “sick at heart”
De fait il y avait eu la manifestation géante du 11 janvier et le mot d’ordre “Je suis Charlie” partout repris, une réaction décente et émouvante, dit le journaliste. Puis il fallut se rendre à l’évidence : les tueurs savaient très bien dire ce qu’ils voulaient, ce que voulait leur acte : la charia, l’état islamique, la terreur, et aussi ce qu’ils étaient et ils ne s’en privaient pas. Nous ne savions plus que dire ce que nous étions, ce que nous voulions être[i]. Jusqu’à ne plus savoir s’y retrouver dans la succession de ces identifications aussi hâtives que sincères. Mais pas ce que nous nous proposions de faire, ce que nous voulions. Et comme si nous étions vaguement conscients de n’avoir pas dit assez face à l’énormité de l’événement, nous n’avons plus arrêté de dire qui nous étions : Charlie, juifs, policiers, puis la liste ne cessa plus de s’allonger jusqu’à démonétiser par trop d’usage les « Je suis… », qui se turent peu à peu. Tout cela n’a pu cacher la vraie paralysie de la volonté qui nous avait collectivement saisis, en dépit de l’activisme affiché. Paralysie de la volonté, vide du vouloir, vide du cœur, écœurement. Quelque chose de terrible s’était produit, on restait sans réaction, sidéré, gelé sur place, et le froid de janvier n’y était pour rien. Peut-être (ce pourrait être une hypothèse de mise en scène) faudrait-il se reporter à ces jours de janvier 2015 pour bien saisir le climat émotionnel dans lequel s’ouvre la pièce, le ressenti intime de Hamlet et ses compagnons, de jeunes hommes, comme les futurs massacrés du Bataclan et des terrasses.
[i] Dans « Le Rapport Lugano » Susan George prêtait à ses « experts » chargés de rendre le règne du capitalisme « définitif » cette recommandation : surtout veillez à ce que les gens soient préoccupés de ce qu’ils veulent être, pas de ce qu’ils peuvent faire. C’est là que nous en sommes (2021, pour l’instant)
Winnicott : comment « faire » sans « être » ?
Ni le prince Hamlet de la fiction ni le Mario Savio des mouvements étudiants des années 60 ne se sentent réels, ne se sentent être, n’ont le sentiment d’être à l’origine de leurs actes. « La créativité et ses origines » texte de Winnicott daté de 1971 (« Jeu et réalité », Folio) s’ouvre sur la description d’un mode d’existence insuffisamment créatif et sur la souffrance particulière d’avoir fait l’expérience d’un mode de vie créatif, mais juste assez pour savoir que l’on en est privé, que l’on vit une vie non créative, ou prise dans la créativité de quelqu’un d’autre, ou encore dans le process d’une quelconque machinerie. Il se referme sur l’évocation du personnage d’Hamlet. Celui-ci après avoir envisagé l’alternative où il se trouve pris, « to be or not to be… » ne parlera plus de ce que serait ce « to be » cet être auquel il aspire et qui lui reste inaccessible. Mais il est tout aussi incapable de définir ce qu’il en est vraiment de « ne pas être ». A peine envisagé ce « not to be » est tout de suite annulé dans la célébrissime tirade, qui à la place parle d’une vie fausse, empêchée, une vie écœurée pourrait-on dire. De ce « à la place » je reparlerai plus loin.
Winnicott dresse la typologie de ces êtres incapables de créativité et y voit l’effet d’une dissociation. L’assassinat du père, prenant place dans l’après-coup d’autres événements traumatiques que l’on ne peut que supposer, a produit la dissociation entre les éléments féminin et masculin de sa personnalité, jusqu’alors intégrés. Il cherche en vain l’accès au being. Il cherche l’acte vrai, dont l’origine serait le being, la présence à soi. Le participe présent being que Winnicott a substitué à l’infinitif to be, est le privilège de la langue anglaise. Il indique qu’il s’agit d’un noyau d’expérience toujours actuel, toujours à construire, à remettre en jeu, à remobiliser. Mais, énonce Winnicott, « After being- doing and being done to. But first being ». De cette position de « being done to » si difficile à traduire (accepter qu’on vous fasse, accepter la passivité, la dépendance) on ne parle pas souvent. Elle est pourtant vitale. Là est le paradoxe : c’est l’expérience répétée de cette réceptivité confiante qui procure au petit d’homme la conviction qu’il crée le monde, source future de tout acte vrai. Mais comment assumer cette passivité si l’objet des premières relations s’est montré peu fiable, incohérent ou imprévisible ? Ayant abordé sa propre dissociation Hamlet ne peut aller plus loin, bloqué jusqu’à la fin dans une alternative dont les termes lui échappent, non pas actif mais réactif, jamais à l’initiative. Ironiquement Winnicott énonce le paradoxe : Shakespeare avait la clé de cette situation, mais Hamlet ne pouvait pas aller voir la pièce !
Vertiges
Je pense au vertige ressenti devant l’idée d’un « faire » qui serait devenu totalement étranger à « l’être ». Avec l’intelligence artificielle, ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, nous y sommes. Faire sans être cela donne le vertige, mais quelle est sa nature quand nous voyons un ordinateur surclasser le champion de go ou d’échecs ? Est-ce de réaliser que non seulement il n’est pas question d’être mais qu’en l’occurrence même la question de faire, d’agir ne saurait être posée parce qu’elle ne veut plus rien dire ? La proposition négative elle-même (l’ordinateur ne sait pas qu’il joue aux échecs) est absurde dans chacun de ses termes car énoncer une proposition négative revient à supposer qu’elle pourrait être positive (il pourrait le savoir). Ici même le langage humain est défaillant. Comme dans la chanson de Dylan il se passe quelque chose et nous ne savons pas ce que c’est (« do you, Mister Jones… ? »).
Et ce matin (Libération 20-4-18) le philosophe Frédéric Worms est lui aussi en proie au vertige. Il s’agit du vertige ressenti devant l’impunité extrême de gouvernants qui bombardent, gazent, mitraillent et affament leur peuple, qu’ils sont censés protéger, nourrir et éduquer, sans qu’il ne se passe rien de nature à les en empêcher. Inutile de donner des noms. Frédéric Worms y voit l’indice d’une possible sortie de l’histoire. Il a raison dans le sens où pour faire histoire il faut des humains vivants. Ces gouvernants font sans être, ils l’ont assumé une fois pour toutes et le revendiquent. Ils deviennent alors très efficaces, dans le sens de la mort. Mais dire qu’ils m’offrent le spectacle de morts-vivants serait encore faire injure à cette honorable corporation. Il y a des aspects plus quotidiens. L’attaque systématique qui est menée aujourd’hui partout contre nos possibilités d’être peut nous rendre tels que la mise en concurrence avec des machines deviendrait valide, étant entendu qu’elle tournerait nécessairement à notre désavantage. « Vous savez, on doit on fait c’est tout » me disait une soignante en groupe de parole (voir « Durer, endurer, changer »), me regardant bien en face. Et son regard à lui seul me disait qu’elle ne voulait pas être réduite à cela.