« EN TRAVERS DE LA GORGE » CHAPITRE V Des traces éparses dans la culture

AVERTISSEMENT

Mon livre « En travers de la gorge. L’enfant, les amygdales-végétations et la douleur » fut publié en 1994 chez InterEditions. Il connut le sort de tout premier livre d’un auteur inconnu traitant d’un sujet qui, s’il concerne beaucoup de monde, n’avait jamais été abordé en tant que tel à partir de témoignages de première main et ne l’a, à ma connaissance, pas été depuis (la seule exception est le livre de Véronique Moulinié « La chirurgie des âges » aux éditions Maison des Sciences de l’Homme). Il a été par contre souvent cité par ceux et celles qui trouvaient quelque intérêt aux problématiques de l’enfance, du soin médical et de la douleur. On ne le trouve plus aujourd’hui que dans les circuits de l’occasion. C’est pourquoi je choisis d’en mettre en ligne les premiers chapitres qui contiennent les témoignages sur lesquels je me suis appuyés, ceux des anciens opérés et ceux des soignants. Ces témoignages  n’ont absolument pas vieilli et gardent toute leur force, contrairement aux chapitres ultérieurs dans lesquels je tentais de débrouiller toute cette histoire, et qu’aujourd’hui je n’écrirais plus de la même façon. Et le fait qu’aujourd’hui encore je suis souvent confronté à des récits spontanés du même type montre bien qu’il reste beaucoup à dire, beaucoup à comprendre et à explorer.

   Le 16 janvier 2018

Au moment de leur opération, ils étaient des enfants comme les autres, et ils ont été traités comme les autres. Le souvenir de ce moment s’est inscrit dans leur mémoire. Il est devenu un élément de leur histoire personnelle, de cette biographie non écrite que chaque être humain porte avec lui, et qui fait partie de son identité.

Plus tard ils sont devenus des écrivains. C’est à cette circonstance que nous devons de voir figurer, dans plusieurs ouvrages autobiographiques, des récits d’opération des amygdales ou des végétations.

Et l’on verra que ces récits d’opération ne différent pas beaucoup de maint témoignage épistolaire de l’enquête. Les faits sont les mêmes. Mais ce qui distingue l’écrivain, c’est le travail d’élaboration qui, à partir de cette histoire personnelle, conduit à l’oeuvre littéraire. L’écrivain se livre à une réflexion sur le sens qu’il a donné à sa vie, ou à une étape de sa vie, réflexion indissociable en général du message véhiculé par son oeuvre. C’est pourquoi les faits choisis ne vont acquérir leur signification qu’en fonction de ce message et de ce sens.

Et là on constate que le souvenir de l’opération a pris la valeur d’une allégorie. Les différents traits qui s’y attachent se retrouvent dans maint événement rapporté ailleurs, et on voit s’en dégager comme un schéma directeur, un plan de destinée qui en forme l’unité profonde. Chez les écrivains dont on a retenu les témoignages (liste nullement exhaustive, cela va de soi), une vision du monde et d’eux-mêmes se développe à travers l’autobiographie. L’opération qu’ils ont subie dans leur enfance aura constitué pour eux une expérience formatrice de cette vision.    

Michel Leiris, ou l’enfant jeté dans l’arène (1)

L’enfant, âgé de 5 ou 6 ans, ne s’était pas méfié. Ne lui avait-on pas dit qu’on allait au cirque? Il adorait le cirque, et son oncle l’acrobate était un de ses héros. Comment aurait-il pu prévoir « l’agression » qui allait suivre? Les parents qui le laissent seul avec le chirurgien, un « ogre » à blouse blanche et barbe noire, le vieux médecin faussement rassurant qui le prend sur ses genoux pour l’inviter à « faire la cuisine », l’attaque soudaine de l’outil tranchant plongé dans sa gorge, son cri de « bête éventrée », le traumatisme qui le laisse sans voix pendant vingt-quatre heures tandis que sa mère craint qu’il ne soit devenu muet…

Pourtant le ton du récit reste assez mesuré. Ce n’est pas celui de la révolte. Ses parents ont commis, dit-il, la « faute  » de ne pas lui dire ce qui l’attendait. Il s’est surtout senti trahi: « …j’avais la notion d’une duperie, d’un piège, d’une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m’avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression ».

L’écrivain-ethnographe écrit ces lignes en 1935, époque où ces pratiques étaient considérées comme normales et largement diffusées. Il émet ici ce qui fut peut-être la première protestation ouverte contre cette manière de traiter un enfant. Mais lui qui fut lié de si près à la révolte surréaliste ne

1.Leiris M.: L’âge d’homme, Gallimard, 1939.

parvient pourtant pas jusqu’à une dénonciation radicale, dès lors qu’il s’agit de son cas personnel. Ce qui est arrivé lui apparait plutôt sous les couleurs de la fatalité. Sa vision demeure celle de la victime jetée dans une arène aux dimensions du monde: « Le monde, plein de chausse-trappes, n’est qu’une vaste prison ou salle de chirurgie; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à cercueil;(…) tout ce qui peut m’arriver d’agréable en attendant n’est qu’un leurre, une façon de me dorer la pilule pour me conduire plus surement à l’abattoir où, tôt ou tard, je dois être mené. »

De cet univers marqué par le sang, la peur et le danger, Michel Leiris va donner, tout au long des pages de l' »Age d’homme », de multiples images. Le corps n’est présent que pour être blessé ou mutilé. « Gorge coupée, pied blessé, fesse mordue, tête ouverte », les scènes de blessure plus ou moins sérieuses abondent, qu’il en ait été la victime ou le témoin direct. Il se présente volontiers comme « souffre-douleur », en particulier de son frère ainé qui, opéré de l’appendicite, le menace de subir le même sort, mais « avec un tire-bouchon ». En proie à une honte corporelle, il a la sensation de se débattre dans un piège et se décrit comme « rongé ».

Mais les blessures subies sont aussi l’occasion de montrer une résistance stoïque à la douleur, quand par exemple il devra subir des points de suture. Autre leitmotiv: le « coup de tonnerre dans un ciel serein », et ses avatars, Noël sanglante, baignade tragique, guerre en pleine prospérité, police chargeant une foule paisible… C’est effrayant et monotone. Et dans tout cela il n’est pas difficile de percevoir des liens multiples avec l’agression chirurgicale vécue dans l’enfance, sinon comme origine, du moins comme événement fort qui vient apposer son sceau  sur les éléments préexistants dans l’esprit de l’enfant.

Puis vient l’image significative de la tauromachie. »Quand, dit-il, j’assiste à une course de taureaux, j’ai tendance à m’identifier soit au taureau à l’instant où l’épée est plongée dans son corps, soit au matador qui risque de se faire tuer (peut-être émasculer?) d’un coup de corne, au moment où il affirme le plus nettement sa virilité. » Oui le danger est réciproque, et le torero ne l’emporte pas toujours. Michel Leiris qui rêvera d’une littérature « considérée comme une tauromachie », c’est-à-dire où l’acte d’écrire comporterait un danger physique, a peut-être trouvé, dans cette métaphore où les rôles parfois se renversent, sa seule défense face à de profonds sentiments d’insuffisance qu’il expose avec une courageuse honnêteté.

Viennent enfin les figures féminines. Elles ont deux visages, que l’on trouve jumelés dans un diptyque de Lucas Cranach: Lucrèce, la femme violée, et Judith, armée d’un glaive et tenant à la main la tête tranchée d’Holopherne qu’elle venait de séduire. Mais de la même façon que dans la corrida la mort du torero n’est pas la règle mais un événement exceptionnel, c’est la figure de Judith, avec ses multiples équivalents, qui domine. Avoir la gorge coupée devient un destin dont une femme sera l’éxécutrice. L’écrivain, qui est passé par l’expérience de la psychanalyse, livre en connaissance de cause un réseau serré d’images, qui se condensent dans des formules telles que celle-ci: « celles qui ne font rien, à qui je n’ose même pas parler lorsque je les rencontre, mais qui me fauchent la gorge avec leurs seuls yeux de Méduse. » L’expérience érotique ne peut être vécue que dans l’agression réciproque, entre  fureur et distance. Et Michel Leiris n’est jamais si vrai que quand il abandonne tout son attirail d’héroïnes mythologiques et de cantatrices d’opéra, pour exposer sans fard sa crainte de la mutilation. A treize ans, il était tombé et, blessé à la face, s’était cru défiguré. Sa première pensée fut, en un éclair: « Comment pourrai-je aimer? »

On a peut-être ici la clé de ce que l’enfant, choqué et muet après son opération des végétations, n’avait pu dire à sa mère. Avec ces quelques grammes de tissu adénoïdien enlevés à cet âge si vulnérable où se joue la problématique oedipienne, et où la peur de la castration est si présente, ce qu’on lui avait extirpé n’était rien de moins que la possibilité d’aimer.

Michel Tournier, ou l’expérience de l’absurde

Au début de son livre autobiographique « Le vent Paraclet » (1), paru en 1977, Michel Tournier rapporte une expérience terrible. Elle s’apparente aux pires témoignages rapportés dans l’enquête: arrachage-surprise des amygdales sans anesthésie, dans le lit même de l’enfant emmailloté dans son drap. L’enfant a quatre ans. La surprise totale, l’extrême agressivité, la solitude concourent à créer les conditions d’un traumatisme majeur. Et l’écrivain transmet ici une expérience formatrice, qui va influer, sa vie durant, sur ses rapports à autrui et avant tout avec le monde médical.

1.Tournier M.: Le vent Paraclet, Gallimard, 1977.

« C’est qu’à l’aube de ma petite préhistoire personnelle, il y avait eu l’Agression, l’Attentat, un crime qui a ensanglanté mon enfance et dont je n’ai pas encore surmonté l’horreur »

L’opération proprement dite est relatée en quelques lignes  sèches et précises. Mais l’essentiel est l’expression d’un sentiment de révolte. Elle est véhémente et sans fard. Mais dans les années 70 les temps ont changé, la protestation de l’écrivain est moins solitaire. Il peut nous dire la haine violente, ineffaçable qu’il a vouée à celui qui l’a ainsi maltraité: « Je dis qu’il est tragique qu’une brute imbécile de l’espèce de mon chirurgien n’eût pas été interdite dès son premier méfait et à tout jamais dans une profession qu’il était aussi visiblement incapable d’exercer. Cet équarrisseur s’appellait Bourgeois. C’était un praticien célèbre. C’est le seul homme au monde que je haïsse absolument parce qu’il m’a fait un mal incalculable m’ayant tatoué dans le coeur à l’âge le plus tendre une incurable méfiance à l’égard de mes semblables, même les plus proches, même les plus chers. »

Il s’ensuivra une attitude auto-protectrice, une affirmation « insolente », comme il la définit lui-même, de sa santé et de son intégrité physique, destinée à lui éviter de retomber entre « les mains redoutables des médecins ». Mais cette attitude apparait comme une tentative de compensation du dommage subi. Retournant l’absurdité contre ses auteurs il affirmait récemment (1) que les maladies sont les créations des médecins, ne faisant en somme que généraliser un peu abusivement le fait qu’il avait été opéré sans motif réel.

1.Impact Médecin: « Huit plumes écorchent les médecins », No 111, 5 Juillet 1991.

Mais néanmoins pas par hasard. « J’étais un enfant hypernerveux, dit-il, sujet à convulsions, un écorché imaginaire, perpétuellement en proie à des maladies, les unes classiques, les autres totalement inédites, la plupart sans doute d’origine psychosomatique. » Bref, contemplant l’enfant qu’il a été, il ne se voit pas tant comme malade que comme différent des autres, et il sent qu’il y avait un rapport entre cette différence et ce qui lui a été infligé. Au lieu d’être compris et accepté pour ce qu’il était, il s’est senti terriblement puni pour s’être écarté de la norme, pour avoir été autre que ce que ses parents attendaient. Autre motif de souffrance, morale cette fois, l’enfant se sent totalement isolé dans son expérience. Aucune parole, aucune présence humaine ne viennent l’aider à surmonter l’événement; tout au moins s’il y en eut le souvenir n’en est pas resté. Dans son souvenir, Michel Tournier cherche en vain une figure secourable: « Je me demande comment on ranima la loque pantelante que cette agression ignoble avait fait de moi »

L’absurdité de la scène est en elle-même une agression. Le non-sens est impossible à vivre. Il faut trouver un sens: « Cette sanglante mésaventure dont s’éclabousse mon enfance comme d’un grand soleil rouge, je n’ai pas fini de la ruminer et d’en tirer toute sorte de questions, d’idées et d’hypothéses »

Ce sens, il pensera le trouver -il n’est pas le seul et on y reviendra- derrière l’idée d’une épreuve initiatique. Et sans prétendre analyser l’oeuvre de l’écrivain à partir de ce seul épisode, on peut y trouver maintes correspondances: à propos du héros du « Roi des aulnes », Abel Tiffauges, qui est une image de l’Ogre, il parle de « l’inversion bénigne-maligne » . Mais la même formule pourrait évoquer l’inversion réelle qui transforma les figures débonnaires des médecins que l’enfant connaissait, en ces créatures de cauchemar qui ont fait irruption dans sa chambre. »Ainsi le bon géant qui se fait bête de somme pour sauver un petit enfant est-il tout proche de l’homme de proie qui dévore les enfants… » Et pour que l’intention soit plus claire, l’inversion est contenue dans le nom même du héros: Abel, c’est la victime innocente par excellence. Mais Tiffauges est le nom du château du sinistre Gilles de Rais, Barbe-Bleue, massacreur d’enfants. Comme dans la métaphore de la tauromachie, l’agresseur peut devenir lui-même victime. Maigre consolation…

Ici on mesure à quel point la trace est indélébile: le médecin est définitivement identifié à l’ogre, et aucune nouvelle expérience ne peut plus rien y changer. C’est le « méchant loup » qu’un enfant opéré des végétations refusait de regarder. Le lien de haine entre l’écrivain et celui qui l’a mutilé est un lien solide, et surtout il dépasse la personne du Pr. Bourgeois pour s’étendre à un type d’homme, définitivement perçu comme menaçant.

C’est plus qu’un événement. Il engendre des résonances qui s’étendent très loin. Il donne lieu à des attitudes et à des croyances, il se transforme, comme dans le cas de Michel Leiris, en destin: ce qui, malgré nous, se répète. Il est contraignant comme peut être contraignant, si l’on y croit, un thème astrologique, ou une prophétie. Il a le pouvoir d’infléchir selon certains axes les événements ultérieurs.

La tentative obstinée de Michel Tournier d’interpréter ce qui lui est arrivé, d’intégrer l’événement dans une logique, est aussi une tentative pour le surmonter. Comprendre les motivations de ses persécuteurs mieux qu’ils ne le font eux-mêmes, c’est d’une certaine manière leur être supérieur. Qu’on me permette une référence littéraire. L’adjectif « Kafkaïen » est souvent utilisé pour désigner ce type de situation absurde, où des événements se déroulent selon une logique qui échappe totalement à celui qui les subit. Dans « La colonie pénitentiaire » (1), le condamné subit un supplice « technique ». Une machine compliquée va lui graver sur le dos: « Respectes ton supérieur ». Il ne peut absolument pas comprendre ce qui se passe, car il ne parle pas la langue des autorités qui le condamnent. Comme le châtiment est en lui-même sa propre explication, on a jugé inutile de l’en avertir puisqu’il va l’apprendre sur son propre corps. En fait, il ne sait même pas qu’il est l’objet d’une condamnation. Alors « l’homme bande toutes les forces de son attention pour apprendre quelque-chose », mais en vain.

Ainsi Michel Tournier cherche le sens: peut-être ce rituel barbare était-il requis et indispensable pour que l’opération puisse être efficace, ou pour remettre dans le droit chemin l’enfant qui posait problème, qui s’écartait de la norme. Peut-être cette dramatisation sanglante était-elle nécessaire. Peut-être relevait-elle d’un accord tacite des participants et du corps social pour que les choses soient ainsi. Peut-être les parents qui ont permis cela avaient-ils tout de même leurs raisons.

Et l’on reviendra sur l’expérience de cet écrivain en la voyant, des années après, resurgir dans un débat brûlant dont l’enjeu sera une fois de plus le traitement réservé au corps des enfants.

 

1.Kafka F.: La colonie pénitentiaire, Oeuvres complètes, tome 2, La Pléiade.

Roald Dahl, ou l’expérience de l’adversité« 

… durant mes années d’école et juste après, ma vie a été émaillée d’incidents que je n’ai jamais oubliés. Certains furent drôles. D’autres douloureux. Certains déplaisants. C’est pour cette raison, je suppose, que je me les rappelle tous de façon aussi aiguë. Tous sont véridiques. » Au nombre des événements que le célèbre écrivain choisit de rapporter dans « Moi boy » (1), publié en 1984, il y a justement cette « visite chez le médecin ». C’est le titre du chapitre: « Je n’ai qu’un seul mauvais souvenir de mes vacances d’été en Norvège. Nous nous trouvions dans la maison de mes grands-parents à Oslo lorsque ma mère me déclara:

« Nous allons chez le médecin cet après-midi. il veut examiner ton nez et ta bouche.

Je crois que j’avais 8 ans à l’époque.
« Qu’est-ce qu’ils ont mon nez et ma bouche, demandai-je?
« Pas grand-chose, répondit ma mère. Je crois que tu as des végétations.

« C’est quoi, ça?

« Ne t’inquiète pas dit ma mère, ce n’est rien du tout…

Ainsi débute le récit par Roald Dahl de ce qui se révélera être son opération des végétations. Mensonges par omission, questions sans réponse, banalisation qui sonne faux, c’est la première impression qui se dégage du récit: on ne veut pas dire la vérité, appeler un chat un chat.

1.Dahl R.: Moi boy, Gallimard, 1985.

Comment le médecin qui n’a jamais vu l’enfant peut-il savoir que celui-ci a des végétations? Il est probable qu’il s’agit d’un diagnostic maternel. L’enfant perçoit que quelque chose d’inhabituel se prépare. On lui a annoncé une visite chez un médecin. Il ne connait pas ce médecin puisque la scène se passe en Norvège, à l’occasion de vacances d’été chez ses grands-parents. Mais il a déjà rencontré ce genre de situation. Or justement les choses ne se passent pas comme dans une visite habituelle. Tout d’abord, l’attitude de sa mère n’est pas naturelle. Elle est préoccupée et le cache fort mal. Ne t’inquiète pas, a-t-elle dit…C’est donc qu’il y a de quoi s’inquiéter? Ensuite les étranges préparatifs du docteur éveillent chez l’enfant non pas de l’angoisse, mais un étonnement croissant. Il n’a jamais vu une chose pareille. Tous ses sens aux aguets, il s’efforce d’enregistrer le moindre détail.

Cette déviation par rapport à ce qui est connu va provoquer la mémorisation. Une simple visite au médecin n’aurait certainement pas trouvé place dans l’autobiographie, mais peut-être pas non plus une opération des végétations si elle avait été présentée comme telle au jeune Roald. Les sentiments éprouvés sont rapportés avec une précision étonnante: « Je fus à tel point saisi et indigné que je me contentai de pousser un petit cri. J’étais horrifié par les énormes morceaux de chair rouge tombés de ma bouche dans la cuvette blanche et ma première réaction fut de penser que le docteur m’avait arraché toute la moitié de la tête.

C’étaient tes végétations, entendis-je le docteur déclarer… »

Devant l’agression totalement inattendue, l’enfant privé de tout point de repère imagine le pire. Pourtant, avant, il n’avait pas eu peur. Le docteur lui avait parlé doucement; et puis sa mère étant présente, que pouvait-il lui arriver de vraiment grave? Du moins c’est ce qu’il croyait. Sa surprise et son indignation sont d’autant plus grandes. Avant même de ressentir la douleur, il éprouve l’amertume d’avoir été abusé, trahi dans sa confiance envers les adultes. Les sensations physiques ne viennent qu’ensuite, elles sont déjà colorées par les affects qui les ont précédées: « Je suffoquais. Tout mon palais me semblait en feu. Je saisis la main de ma mère et m’y cramponnai de toutes mes forces. Je n’arrivais pas à croire que quelqu’un ait pu me faire un coup pareil. »

Suivent les paroles des uns et des autres, adressées au jeune Roald pour lui communiquer le sens de l’aventure. Ces paroles  peuvent sembler maladroites, elles le sont. Mais dans l’ensemble elles sont positives. Seule la mère garde le silence, et ses réactions ne nous sont pas rapportées. Est-elle encore choquée par l’expérience, peu fière d’avoir du y soumettre son fils, d’avoir abusé de sa confiance? « Tu respireras beaucoup mieux par le nez après ça » dit le docteur, dévoilant, mais après-coup, le but de l’opération. Quant à la grand-mère, non impliquée dans la décision d’opérer, c’est elle qui apportera à l’enfant affection et réconfort: « Ce ne sera pas la dernière fois de ta vie que tu iras chez un docteur, dit-elle. Et avec un peu de chance, ils ne feront pas trop de mal ».

Et l’épreuve semble bien être surmontée. Mais dans les souvenirs d’enfance de l’écrivain elle marque un passage, une expulsion hors du paradis de l’enfance, qui justement se place pendant de belles vacances chez ses grands-parents, des vacances comme tout enfant a rêvé d’en avoir. Ensuite, ses végétations enlevées, Roald Dahl ira poursuivre sa scolarité en Angleterre, à St. Peters, un collège privé de bonne réputation. C’est probablement pour cette raison qu’il a été opéré. Comme tant d’autres, on le verra.

Au moment de l’opération, Roald Dahl est plus âgé que Michel Tournier et Michel Leiris. Et s’ils ont eu tous à affronter l’inconnu, le premier aura disposé de quelque temps pour s’y préparer, construire ses défenses, examiner différentes hypothèses. L’agression semble dans son cas moins brutale, moins sauvage. Le docteur, une fois l’ablation faite, prononce le mot de végétations dans lequel Roald reconnait l’étrange vocable employé par sa mère. Même s’il ne peut comprendre de quoi il s’agit, il sait qu’on ne lui a pas arraché « toute la moitié de la tête », comme il l’avait craint sur le coup. Surtout la mère de Roald est là. Même passive elle demeure le pôle de sécurité vers qui l’enfant se tourne, relayée ensuite dans son rôle consolateur par la grand-mère. Néanmoins la question demeure: pourquoi a-t-elle voulu, a-t-elle permis cela?

En conclusion de son aventure Roald Dahl s’adresse aux enfants, ses lecteurs des générations suivantes: « Je me demande quand même ce que vous penseriez si un docteur vous faisait ça maintenant ».

C’est un de ces événements drôles, douloureux ou déplaisants que Roald Dahl avait annoncé à ses jeunes lecteurs. Un de ceux qu’il n’a jamais pu chasser de sa mémoire, même après cinquante ou soixante ans. Avant, il y aura eu la mort de sa soeur ainée et de son père, victimes de maladies infectieuses, puis le changement de résidence. Après, il y aura, au milieu d’autres épisodes teintés d’humour, les dures brimades du collège St. Peters, puis de Repton, et l’entrée dans la vie d’homme. A travers tout cela est communiquée la même morale implicite: attention, dans la vie ces choses pénibles existent, mais elles ne sont pas toute la vie. Le bon et le mauvais se succèdent, mais il persiste une logique. C’est l’expérience de l’adversité et non pas celle de l’absurde. Cette morale est résumée en ces termes: « Il faut affronter la vie quel que soit le sort qu’elle vous réserve. »  Plus tard, à l’occasion de deux épisodes ultérieurs, une crise d’appendicite simulée et une plaie recousue sous anesthésie à l’éther, il se montrera capable d’entrer sans traumatisme en relation avec le monde médical. Bref l’expérience a été dure, marquante, mais on peut dire qu’elle est surmontée parce qu’elle n’a pas atteint l’image que l’enfant a de lui-même. On peut passer à la suite. Elle appartient au passé. D’ailleurs, aujourd’hui, on n’opère plus les enfants comme cela.

Messages codés

Nathalie Sarraute (1) n’est certes pas la seule à qui l’on n’avait rien dit, ou a qui l’on avait raconté n’importe quel mensonge avant de l’opérer: « Ta grand-mère va venir te voir »…Demain après-midi…Tu n’iras pas à la promenade… »

1.Sarraute N.: Enfances, Gallimard, 1983.

Je l’attends, je guette, j’écoute les pas dans l’escalier, sur le palier…voilà c’est elle, on a sonné à la porte, je veux me précipiter, on me retient, attends, ne bouge pas…la porte de ma chambre s’ouvre, un homme et une femme vêtus de blouses blanches me saisissent…

En revanche elle est sans doute la seule à retourner délibérément au monde des adultes le silence dont elle fut victime. Pas une fois dans son évocation le mot d’amygdalectomie, ni même d’opération ou de maladie n’est prononcé. Et son récit est effectivement codé, dans le sens où le lecteur non averti pourrait fort bien ne pas comprendre ce qui s’y joue.

Mais « Enfances » n’est pas non plus un récit d’enfance ordinaire. Dans ce dialogue avec elle-même où surgissent du passé des moments d’intensité comme sortis de la brume, la scène dramatique est vécue comme pure sensation. Il y a une volonté de restituer ce temps de l’immédiat où aucune réflexion ne vient encore s’interposer. Et cela d’autant  que la petite fille ne savait rien, qu’elle avait été abusée, prise par surprise, et ne pouvait mettre aucun mot connu d’elle sur ce qu’elle vivait: « …de cette brume, la brusque violence de la terreur, de l’horreur…je hurle, je me débats…qu’est-il arrivé? que m’arrive-t-il?… »

Aucun enfant ne pourrait imaginer sans aide ni explication en quoi consiste une anesthésie par inhalation. Surtout quand elle est donnée dans des conditions pareilles. Alors comme il fallait bien y comprendre quelque chose, c’est l’idée de la mise à mort qui a surgi: « …Mourir c’est ça, je meurs…Et puis je revis, je suis dans mon lit, ma gorge brûle, mes larmes coulent, maman les essuie… »

Et quand on n’a pas compris on peut toujours essayer de reposer la question, sous ses différents aspects. L’opération ne sera plus évoquée, mais dans le cours du livre interviennent différents épisodes au cours desquels l’enfant éprouve un sentiment de peur ou de trahison. On a le sentiment qu’ils ne sont pas là par hasard, car on peut y retrouver, un par un, les éléments de l’expérience vécue au moment de l’opération. Un peu comme des petits cailloux blancs que sème derrière lui l’enfant qui a perdu sa route, quitte à les retrouver plus tard, quand il aura les mots… 

Maman n’a-t-elle pas dit que quand on touche à un poteau électrique, on meurt? « J’ai envie de le toucher, je veux savoir, j’ai très peur (…), je touche avec mon doigt le bois du poteau électrique…et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr je suis morte… » La scène succède immédiatement à celle de l’opération, et elle se conclut dans des rires et des embrassades qui rassurent.

Un livre d’images que l’enfant aime beaucoup. Mais une image fait peur, celle de l’homme maigre au nez pointu qui brandit des ciseaux ouverts, qui va tailler dans la chair. L’image montrait-elle vraiment cela? On colle la page, mais on sait que l’image est là: « …il faut feuilleter très vite, il faut passer par-dessus avant que ça ait le temps de se poser en moi, de s’incruster…ça s’ébauche déjà, ces ciseaux taillant dans la chair, ces grosses gouttes de sang…mais ça y est, c’est dépassé… »

Une cuillerée de confiture de fraises. Mais son goût est affreux, on y a mélangé un peu de calomel. « …on espérait que tu ne t’apercevrais de rien, je sais que tu détestes le calomel, mais il faut absolument que tu en prennes… »

« L’impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis, ne s’est pas effacée, et parfois même aujourd’hui elle me revient quand je mets dans ma bouche une cuiller de confiture de fraises. » Le goût de cette petite trahison n’aurait peut-être pas cette amertume si elle n’avait pas le pouvoir d’en évoquer une autre, plus cuisante? 

Et cette terreur innommable, qui est partout dans la chambre, et qui envahit l’enfant couchée dans son lit: « …c’est elle, cette allée d’arbres pointus, rigides et sombres, aux troncs livides…elle est cette procession de fantômes revêtus de longues robes blanches qui s’avancent en file lugubre vers des dalles grises…elle vacille dans les flammes des grands cierges blafards qu’ils portent…elle s’épand tout autour, emplit ma chambre… »

C’est un tableau accroché au mur de la chambre, avec tout ce blanc associé à un rituel funèbre. On vient, on le recouvre, et la peur est une fois encore conjurée.

La petite fille avait été opérée dans sa chambre par des personnages vêtus de blanc, et ce n’est pas la première fois que la couleur blanche, rappel des vêtements chirurgicaux, éveillera chez un enfant opéré une peur phobique. Le premier exemple connu est celui d’un enfant de cinq ans,le petit Hans suivi par Freud, qui avait vu après l’amygdalectomie sa peur des chevaux se transformer en une phobie spécifique des chevaux blancs.  

Mais rejouer, pour mieux les maîtriser, l’angoisse de mort, la peur de la mutilation et le sentiment d’avoir été trompé par les adultes ne répond pas à la grande interrogation qui ne touche ni à la mort, ni à la douleur, mais à l’amour de la mère. Cette mère dont, précisément après l’épisode de l’opération, il est dit:

« -Combien de temps il t’a fallu pour en arriver à te dire qu’elle n’essayait jamais, sinon très distraitement et maladroitement, de se mettre à ta place… » Dans les relations difficiles entre la petite Natacha et sa mère jusqu’au divorce de celle-ci, l’enfant va osciller entre le sentiment que cette mère belle, intelligente, mais si lointaine ne l’a jamais vraiment comprise, et celui, torturant, de sa propre faute. Elle est terrifiée par les « idées »  mauvaises qui lui viennent malgré elle. C’est là, pense-t-elle « …la preuve, le signe de ce que je suis: un enfant qui n’aime pas sa mère. Un enfant qui porte sur lui quelque chose qui le sépare, qui le met au ban des autres enfants. » Blessée dans sa gorge, elle en arrive à avoir peur de ses propres pensées, qui une fois au moins sont devenues de mauvaises paroles qu’elle n’a pu retenir.

La séparation consécutive au divorce des parents, qui est sentie comme une perte définitive de l’amour maternel, interviendra comme une conclusion à ce qui s’était noué le jour où un homme et une femme inconnus et vêtus de blanc étaient entrés dans sa chambre. Milan Kundera a décrit ainsi le mécanisme où, comme dans les romans de Kafka, « celui qui est puni ne connait pas la cause de la punition. L’absurdité du châtiment est tellement insupportable que, pour trouver la paix, l’accusé veut trouver une justification à sa peine: le châtiment cherche la faute. »

Il y aura pourtant une porte de sortie. Un jour la jeune Nathalie ressent que les mots sont désormais à elle, et qu’elle peut en jouer comme elle le désire. Un monde s’est ouvert devant elle, et aucune « idée » ne peut plus l’effrayer. Mais sur le chemin de cette prise de possession, il y a eu un souvenir d’enfance: sur l’insistance de ses parents elle montre à un ami, écrivain estimé, le cahier où elle a écrit son « roman ». Celui-ci lui conseille de commencer par apprendre l’orthographe… Elle y voit non pas un traumatisme, mais bien une marque d’intérêt authentique, qui aura à terme un effet libérateur: « c’est surtout une impression de délivrance…un peu comme ce qu’on éprouve après avoir subi une opération, une cautérisation, une ablation douloureuses, mais nécessaires, mais bienfaisantes… »

Ensuite, l’enfant a relu son cahier et a senti que ces mots-là n’étaient pas vrais, n’étaient pas les siens. Elle y était comme enfermée et il fallait bien que quelqu’un l’en délivre.

Est-ce trop solliciter le texte que de s’étonner de voir ici le terme d’opération énoncé, martelé même avec ses différents synonymes, alors que l’opération réelle n’avait jamais pu être nommée? De la gorge, lieu de la parole, à cette libération du langage, la métaphore est claire, et ce qui est dit ici peut tout aussi bien s’entendre a contrario de la violente agression dont la gorge de l’enfant avait été le lieu. Si seulement on avait parlé à l’enfant avant de l’opérer, si on l’avait accompagnée dans son épreuve…

Ainsi la dénonciation de l’agression subie est au fond la plus implacable, et en même temps la plus allusive. Quelle leçon! Oui une ablation, même pénible, peut ne pas atteindre la confiance d’un enfant, si elle est entourée de paroles qui en énoncent la nécessité tout en restant des paroles d’amour, et si à aucun moment on ne laisse l’enfant imaginer qu’il y va de sa faute.

Quatre écrivains, quatre expériences à la fois semblables et différentes, et des témoignages qui montrent qu’aucun d’eux n’en est sorti totalement indemne. Tous quatre en ont été marqués, certains atteints dans leur sécurité la plus intime. Bien sûr, les rapports de l’enfant avec les parents et le monde des adultes n’ont pas commmencé au moment où on l’a opéré. On sait que l’essentiel se sera joué avant. Mais on a aussi l’impression qu’à ce moment précis ce qui était encore diffus et mobile s’est organisé, avec le bon et le mauvais, en un noeud solide. Et les événements ultérieurs, loin de le dénouer, ne feront que rendre ce noeud plus serré. Quelque chose a été inscrit dans le corps.

D’autres traces éparses se présentent. Détachées celles-là de leur objet, rien ne permet de savoir si elles se rattachent à une expérience personnellement vécue par le créateur, même si la précision des détails peut le suggérer. Certaines de ces notations se réfèrent à l’expérience de l’anesthésie générale, et elles laissent à penser que l’anesthésie, bien loin d’être vécue comme salvatrice, est devenue l’occasion d’une terreur nouvelle. Elles se présentent comme des associations d’idées ou d’images dont le surgissement dans le récit ou le développement étonne.

Dans un bref récit de Dino Buzzati intitulé « Narcose », ne croirait-on pas retrouver la voix de ceux de nos témoins qui n’avaient été anesthésiés qu’à moitié:

1.Buzzati D.: En ce moment précis,  Robert Laffont, 1965.

 « Il me vint une idée effrayante. Je pensai: s’ils m’ont fait compter, c’est pour savoir exactement quand je vais tomber endormi; maintenant je ne compte plus; le chirurgien va donc se sentir autorisé à commencer, maintenant il va enfoncer sa lame dans ma chair; et pourtant mes oreilles entendent, je suis encore capable de souffrir, ma conscience est toujours éveillée. Maintenant il va me trépaner le crâne, il va fouiller avec ses instruments dans mes viscères et moi, immobile, tous mes muscles emprisonnés, je ne pourrai rien y faire, pas même remuer le petit doigt pour l’avertir de sa méprise. Pendant de longues heures ils me supplicieront. L’idée était si épouvantable que je fis un effort désespéré pour parler. Un gémissement caverneux et inarticulé sortit de ma poitrine… »

Et comme elle vient naturellement sous la plume de Georges Steiner (1), cette métaphore de l’angoisse portée à son paroxysme, au moment où le narrateur va être, pense-t-il, arrêté par les nazis:

« Dans la seconde qui précède l’entrée de la seringue ou la pose du masque, le cerveau se rue à travers une ignoble litanie: pourvu que ce soit un autre, n’importe qui, même un proche. Mais pas moi. » 

1.Steiner G.: Anno Domini, Seuil, 1966.

De manière plus ramassée, on peut lire dans un article de critique littéraire : « Avec des classements de ce genre, on l’anesthésie, on le tue ». Bien sûr, il ne s’agit ni de mort réelle, ni d’ailleurs d’anesthésie réelle, mais d’un écrivain dont on a dénaturé le message. Mais ce qui est symptomatique, c’est que de tels glissements de sens soient aujourd’hui si naturels qu’il n’y a plus aucun besoin de les justifier. Ils expriment brutalement, mais avec exactitude, une certaine réalité de l’anesthésie, celle que beaucoup de nos témoins ont vécue.  DESSIN WINDSOR MAC KAY

 

  1. Le dictateur enrhumé

Et puis il y a le « Grand Dictateur ». En 1940, Charly Chaplin présente son premier film parlant, au moment où il se bat pour l’entrée en guerre des Etats-Unis contre le nazisme. Sa caricature d’Adolf Hitler a pour prénom Adénoïde. Son collègue et concurrent le dictateur Napaloni règne, lui, sur la Bactérie. L’Adénoïde (en anglais c’est le terme adenoïds qui est d’usage courant) héberge la Bactérie et fait alliance avec elle. Ensemble ils font des plans pour dominer le monde. Cette analogie entre le danger totalitaire et une maladie de l’enfance se retrouve dans le personnage même du dictateur. Il s’exprime dans un idiome imaginaire plein d’onomatopées et de borborygmes. Il tousse et parle du nez.

1.Le Monde, 19-11-93.

Il est certes malfaisant, mais à la manière d’un enfant bête et méchant jouant avec le monde qu’il rêve de dominer. Ridicule plus que mauvais, il ressemble à un enfant qui aurait grandi mais n’aurait pas évolué et n’userait de son pouvoir qu’en laissant libre cours à ses mauvais instincts. Son avidité sans frein est une menace pour la société toute entière. Car c’est le monde entier qu’Adénoïde Hynkel veut dévorer, on a envie de dire: bouffer, exactement comme l’enfant de choeur de Pagnol ne pensait qu’à s’empiffrer de confitures.

Contraint de s’adapter au cinéma parlant, Chaplin a fait beaucoup plus en abandonnant pour toujours le personnage muet de Charlot. La transformation de son héros à deux visages est à l’image de son entreprise artistique: ce qu’il nous montre ressemble à l’accession d’un être humain à la parole. Mais il y a une bonne et une mauvaise parole, comme il y a deux mondes qui s’opposent.

Dans le monde de l’adénoïde et de la bactérie, il n’y a pas de vrai rapport humain. On ne parle pas, on hurle et on crie des ordres. Le langage du dictateur n’est pas seulement la langue imaginaire d’un pays de comédie. C’est quelque chose de pré-verbal, comme l’expression brute, non encore humanisée, de pulsions agressives. Dans l’autre monde, celui du ghetto, les sentiments circulent, la parole s’échange. Avec la substitution finale des sosies le petit barbier juif prend la place du dictateur. Celui qui auparavant ne s’exprimait qu’avec réticence, discrètement, presque en s’excusant, parle maintenant haut et fort et le monde entier l’entend.

Et c’est le propre du créateur qu’était Chaplin, avec le génie de mime qui avait toujours été le sien, d’avoir su capter ce qui était diffus dans son époque, pour lui donner une forme qui parle à la sensibilité de ses contemporains. Plus profondément que personne il a exprimé, à travers un prénom de comédie, ce que représentaient les végétations adénoïdes: une menace sociale bien plus qu’une maladie. Une menace contre laquelle il fallait entrer en guerre.

Une entreprise sans équivalent

Le terme de guerre ne contient aucune éxagération. Aucune autre opération chirurgicale n’a été pratiquée à la chaîne sur des populations entières d’enfants. La somme de violences de tous ordres déployée à l’encontre de ces enfants en fait une entreprise sans équivalent à l’époque moderne et dans les pays développés, si l’on excepte les situations de conflit armé ou de persécutions de masse. Je n’en veux pour preuve que ce témoignage d’un médecin américain, le docteur JS. Baker, qui fut entre 1908 et 1923 la directrice du bureau d’hygiène de l’enfant de la ville de New York (1).

« J’ai entendu parler de cela quand j’ai reçu un coup de téléphone disant qu’il y avait de sérieux ennuis dans une école publique du Lower East Side, et je m’y rendis pour enquêter. La cour de l’école était envahie par une foule de 6 à 700 mères juives et italiennes pleurant et criant hystériquement. Elles me semblaient sur le point de défoncer les portes et de mettre tout à sac.

 

1.Baker JS.: citation de “Fighting for life”, Macmillan Co 1939, in Pediatrics 62, 559, 1978.

Toutes les 2 ou 3 minutes, l’hystérie montait d’un ton, à la vue d’un enfant éjecté des locaux, tout saignant du nez et de la bouche et hurlant de terreur. Je me frayai un chemin à l’intérieur, et j’avoue que je n’aurai pas blâmé les mères si elles avaient mis le feu à l’école. Car les docteurs avaient tranquillement fait une descente dans les locaux; ils en avaient pris possession, avaient mis les enfants en rang et les avaient passés en revue, jetant un coup d’oeil à la gorge de chacun. Et puis deux bras puissants saisissaient et immobilisaient l’enfant, tandis que le docteur introduisait un instrument dans sa gorge et extirpait tout ce qui était à sa portée, laissant l’enfant terrifié pour longtemps et saignant d’abondance.

Aucune tentative de préparation psychologique, aucune explication aux enfants, aucun avertissement aux parents. En dix secondes, je fus au milieu de tout cela, criant d’arrêter tout de suite. Quand ce fut fait, et il fallut pas mal d’autorité pour y arriver, je me mis en devoir de calmer la foule des mères et de les faire rentrer chez elles. Ce fut un outrage aussi cruel et stupide qu’une cérémonie d’initiation dans une tribu d’Afrique. On aurait dit que ces enfants étaient des fox-terriers à qui il fallait tailler la queue et les oreilles, et cela ne signifie pas que j’approuve cela non plus. »

A cette violence collective, à cette guerre totale déclenchée sans même se soucier d’avertir les parents, au mépris de l’humanité la plus élémentaire, il faut un enjeu qui soit à sa mesure. On sait à présent comment les choses se sont passées. Il reste seulement à se demander pourquoi.

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