« EN TRAVERS DE LA GORGE » CHAPITRE I. Pourquoi ce livre

 

 

AVERTISSEMENT

Mon livre « En travers de la gorge. L’enfant, les amygdales-végétations et la douleur » fut publié en 1994 chez InterEditions. Il connut le sort de tout premier livre d’un auteur inconnu traitant d’un sujet qui, s’il concerne beaucoup de monde, n’avait jamais été abordé en tant que tel à partir de témoignages de première main et ne l’a, à ma connaissance, pas été depuis (la seule exception est le livre de Véronique Moulinié « La chirurgie des âges » aux éditions Maison des Sciences de l’Homme). Il a été par contre souvent cité par ceux et celles qui trouvaient quelque intérêt aux problématiques de l’enfance, du soin médical et de la douleur. On ne le trouve plus aujourd’hui que dans les circuits de l’occasion. C’est pourquoi je choisis d’en mettre en ligne les premiers chapitres qui contiennent les témoignages sur lesquels je me suis appuyés, ceux des anciens opérés et ceux des soignants. Ces témoignages  n’ont absolument pas vieilli et gardent toute leur force, contrairement aux chapitres ultérieurs dans lesquels je tentais de débrouiller toute cette histoire, et qu’aujourd’hui je n’écrirais plus de la même façon. Et le fait qu’aujourd’hui encore je suis souvent confronté à des récits spontanés du même type montre bien qu’il reste beaucoup à dire, beaucoup à comprendre et à explorer.

   Le 16 janvier 2018

 

1.Etapes d’un cheminement

 

Il suffit de se déplacer un peu pour que du nouveau apparaisse, parfois au coeur même du banal et du quotidien. Alors tout se recompose. Ce qui semblait hier aller de soi devient le lieu d’interrogations inédites. On pose un regard neuf sur la réalité de chaque jour.

Je me suis mis en chemin quand, en 1986, le hasard d’une affectation m’a conduit à aborder la pratique de l’anesthésie pédiatrique. Me trouvant dans un service d’otorhinolaryngologie situé dans un hôpital pédiatrique, j’ai été confronté à ce que l’on a l’habitude de nommer les petites chirurgies de l’enfance: en particulier l’ablation des amygdales et des végétations. Ces interventions, qui sont parmi les plus courantes chez l’enfant, représentaient une part non négligeable de la routine de ce bloc opératoire.

De fait, les spécialistes ORL les considèrent souvent comme la partie la moins passionnante de leur pratique. Les angines se répétent-elles au point de constituer une gêne réelle? La taille excessive des amygdales occasionne-t-elle des difficultés respiratoires nocturnes? L’amygdalectomie est alors préconisée. L’infection chronique des végétations adénoïdes provoque-t-elle, chez un jeune enfant, des rhino-pharyngites incessantes, une obstruction nasale ou des otites? C’est alors l’adénoïdectomie (ablation des végétations) qui apportera le plus souvent la solution.

Tout cela est bien connu et ne semble pas prêter à discussion. Ne dispose-t-on pas sur ces sujets d’une abondante bibliographie, d’articles sans nombre et d’épais traités épuisant tous les aspects du problème: histoire et technique, indications et contre-indications, résultats, incidents et accidents?

 

Mais il y avait aussi les enfants qui étaient en face de moi avec leurs parents. Et là, que de mystères pour le novice que j’étais. C’est peut-être paradoxalement par manque de formation, par désir de trouver des médiations pour m’adresser aux enfants et m’en faire entendre, qu’insensiblement je suis sorti de la démarche médicale classique, celle qui va sans transition de l’interrogatoire dirigé à l’examen clinique. J’ai alors prêté de plus en plus d’attention à ce que les enfants eux-mêmes, et leurs parents, savaient et disaient de l’intervention prévue. J’ai pu mesurer l’abime qui existait entre la réputation de banalité de ces opérations et la vision qu’en avaient les familles. Et au centre de cette vision il y avait un souvenir, celui que l’opération avait laissé chez beaucoup de ceux qui l’avaient subie dans leur enfance. Ceux-là mêmes qui, devenus parents, se trouvaient maintenant devant moi. Peut-être simplement parce que je ne savais pas très bien quoi dire, j’ai prêté l’oreille à ces souvenirs.

 

Mais était-ce seulement le hasard? Les années 80 ont été marquées par la reconnaissance d’une réalité trop longtemps occultée: la douleur de l’enfant. Or qui dit douleur dit subjectivité. La douleur est, nous dit l’OMS, ce qui est qualifié comme tel par la personne qui souffre. Il y a là une modification profonde du regard médical. La douleur est un ressenti. On ne peut pas la mesurer directement et sans la participation du patient, comme on mesurerait le taux de sucre dans le sang ou la température. Elle met les médecins et les soignants dans la situation d’écouter et de tenir pour sincère ce que les patients leur disent. Et si le médecin choisit d’écouter, il n’y a aucune raison pour que la parole du patient se limite à l’expression de sa douleur. Une maladie, une opération, c’est un moment de vie, inclus dans une biographie personnelle et dans une histoire familiale. Ce livre n’aurait pu exister sans les histoires que les parents m’ont racontées, que j’ai écoutées, auxquelles je me suis intéréssé.

 

Devant les premières constatations empiriques, les premiers témoignages glanés sans intention préconçue au fil des consultations pré-opératoires, il m’a semblé qu’il était nécessaire d’aller plus loin. Même si pour cela, il fallait s’écarter quelque peu de ce qui est la mission traditionnelle du médecin-anesthésiste. Ou peut-être en élargir la conception pour prendre en compte toute une dynamique familiale qui détermine les réactions de l’enfant, devenant ainsi l’historien improvisé de ma propre pratique. Poser un instant le masque, instrument de travail quotidien de l’anesthésiste, pour prendre la plume.

 

Car quand un enfant rentre dans la salle d’opération, même quand il a été séparé de ses parents, en vertu des règlements en usage dans la plupart des hôpitaux et cliniques, il n’y entre pas seul.

Il y entre porteur de toute une mémoire, de toute une expérience vécue et conservée par ceux et celles qui l’ont précédé. Et dans ce savoir familial, il y avait de la peur.

 

A la même époque, je constate que, dans tout groupe d’adultes, au travail ou entre amis, la simple mention de l’opération des amygdales ou des végétations éveille de vives réactions. Tout le monde se met à parler en même temps, les voix se mélangent. On a été soi-même opéré enfant, ou bien on connait un proche qui l’a été. Chacun a quelque chose à dire, une expérience à évoquer. La charge émotionnelle de ces souvenirs est évidente. Cette expérience, je l’ai faite bien des fois, et dans les circonstances les plus diverses: le résultat a toujours été identique.

Mais je ne demande pas à être cru sur parole: essayez vous-mêmes.

 

2.Un enjeu

 

La réalité qui s’est ainsi dessinée, à travers les récits des uns et des autres, était tellement inattendue qu’elle a fait naître toute une série de questions: comment tout cela avait-t-il pu se produire ? Ces témoignages représentaient-ils de malheureuses exceptions ou bien la norme d’un passé récent ?

N’avais-je pas, par mon attitude même, provoqué, puis inconsciemment sélectionné ces confidences, qui après tout n’étaient peut-être que des anecdotes? N’étais-je pas pour quelque chose dans la répétition de ces témoignages? En d’autres termes, s’agissait-il vraiment de l’angoisse des parents…ou de la mienne?

De plus, fallait-il toujours ajouter foi à ces souvenirs, et le travail souterrain de la mémoire n’avait-il pas profondément remanié une réalité beaucoup plus prosaïque? Et la situation anxiogène où se trouvaient ces parents, face au médecin qui aurait la charge d’anesthésier leur enfant, ne déterminait-elle pas largement la présentation et la coloration affective de ces souvenirs?

Situation anxiogène que j’étais d’ailleurs le premier à reconnaître comme telle, puisque justement j’avais à prendre en charge cette angoisse. Dès lors, remuer sans raison ces douloureux souvenirs était-il vraiment indiqué? Ne suffisait-il pas de rassurer ces parents en leur expliquant que les choses avaient bien changé, que la médecine avait fait bien des progrès?

 

Toutes ces questions, et bien d’autres qui s’y rattachent, existent, j’en conviens, et sont parfaitement légitimes. Elles sont même si légitimes et si justifiées que je ne prétendrai pas, à ce stade, y apporter de réponse toute faite. Il me parait plus honnête de les situer comme enjeux de l’enquête dont il va être question. Enquête sur le passé d’une intervention chirurgicale, non pour le plaisir de faire de l’histoire, mais parce que je sentais ce passé encore bien vivant et agissant, aussi palpable que s’il avait été inscrit dans les murs défraîchis de ce service hospitalier où je travaillais.

A chacun de se faire sa propre opinion, sur la base non seulement des témoignages présentés, mais d’une expérience vécue dont les multiples discussions et contacts que j’ai eus dans le cours de ce travail m’ont montré l’étonnante fréquence. A tel point qu’il a souvent été difficile de séparer l’évocation du cas personnel de l’échange d’idées.

Et au-delà de toutes ces questions, il y en a une autre: était-il vraiment inévitable qu’une intervention chirurgicale simple et banale soit vécue de cette manière? Cette expérience devait-elle nécessairement devenir un drame dont on se souviendrait longtemps? Et surtout qu’en est-il aujourd’hui?

L’essentiel du matériel présenté ici se composera en effet de souvenirs d’enfance. C’est s’exposer à bien des critiques. Tout souvenir d’enfance rapporté par un adulte est, peu ou prou, une reconstruction. Nul ne pourra jamais être véridique à propos de sa propre enfance. Du moins a-t-on essayé d’y pallier, par la confrontation d’un grand nombre de témoignages et l’étude de leurs traits communs. Comme dans la légende de Saint-Nicolas, le premier enfant parlera, puis ce sera le tour du deuxième; et le troisième ne dira pas exactement la même chose…

 

Mais il s’agit aussi de souvenirs au présent: la manière dont ils sont livrés, la charge émotionnelle qui les accompagne, le sens qui leur est donné de dévoilement d’une réalité longtemps négligée seront des éléments fondamentaux. C’est à partir de ces éléments, de cette mémoire partagée que les parents d’aujourd’hui abordent l’hôpital et l’éventualité d’une opération chez leurs enfants. Comment pourraient-ils faire autrement? Et ceci étant connu et admis, pourquoi ne pas en tirer avantage, en acceptant le fait que ces témoignages nous en apprennent autant sur notre propre époque, que sur le passé auquel ils se rapportent?

 

Pour tenter d’approcher une réalité complexe, il m’a semblé nécessaire de confronter plusieurs points de vue: non seulement ceux des anciens opérés, aujourd’hui adultes et parents, mais également ceux des soignants, médecins ou membres du personnel, qui ont eu à prendre en charge ces opérations. Ces deux paroles, à la manière de deux faisceaux de lumière, se croiseront et seront à leur tour confrontées au discours médical, celui des traités et revues spécialisées.

 » Merci de chercher à rendre cet acte non seulement encore plus sûr, mais aussi moins inquiétant pour les jeunes enfants; et dans la mesure où ils comprennent et participent au lieu de subir ». Ce type de réponses a renforcé ma conviction que quelque chose devait changer dans la manière dont les enfants opérés sont pris en charge, et que l’enquête pourrait y contribuer. L’expérience de ces témoins, offerte dans un mouvement très spontané, m’a révélé l’existence et la force d’un désir de réparation qui à aucun moment n’était  orienté vers la recherche d’un bénéfice personnel.

Et si cette histoire est à bien des égards une histoire unique, on pourra aussi la voir comme un exemple extrême de ce qui noue dans le contact entre l’enfant, sa famille, et le monde hospitalier. Tout y est amplifié, porté à son paroxysme, mais en même temps plus facile à mettre en évidence et à montrer du doigt. Au delà d’une intervention chirurgicale particulière et des conditions de sa réalisation, on pourra voir les relations qui se nouent, les attitudes, les stratégies de défense et d’adaptation des uns et des autres. Et avant tout de ceux qui n’ont pas si souvent la parole en cette matière: les enfants.

Chemin faisant, on pourra ainsi suivre le mécanisme d’une mutation sociale, avec la prise de conscience collective non seulement de la douleur mais aussi de ce que représentent l’anesthésie et la chirurgie vécus comme intrusion et comme traumatisme. Cet exemple significatif éclaire un fait de société et de culture. Il nous alerte sur ce qu’il peut y avoir de relatif, de daté, éventuellement de dépassé dans ce que nous croyons immuable et donné une fois pour toutes.

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