AVERTISSEMENT
Mon livre « En travers de la gorge. L’enfant, les amygdales-végétations et la douleur » fut publié en 1994 chez InterEditions. Il connut le sort de tout premier livre d’un auteur inconnu traitant d’un sujet qui, s’il concerne beaucoup de monde, n’avait jamais été abordé en tant que tel à partir de témoignages de première main et ne l’a, à ma connaissance, pas été depuis (la seule exception est le livre de Véronique Moulinié « La chirurgie des âges » aux éditions Maison des Sciences de l’Homme). Il a été par contre souvent cité par ceux et celles qui trouvaient quelque intérêt aux problématiques de l’enfance, du soin médical et de la douleur. On ne le trouve plus aujourd’hui que dans les circuits de l’occasion. C’est pourquoi je choisis d’en mettre en ligne les premiers chapitres qui contiennent les témoignages sur lesquels je me suis appuyés, ceux des anciens opérés et ceux des soignants. Ces témoignages n’ont absolument pas vieilli et gardent toute leur force, contrairement aux chapitres ultérieurs dans lesquels je tentais de débrouiller toute cette histoire, et qu’aujourd’hui je n’écrirais plus de la même façon. Et le fait qu’aujourd’hui encore je suis souvent confronté à des récits spontanés du même type montre bien qu’il reste beaucoup à dire, beaucoup à comprendre et à explorer.
Le 16 janvier 2018
1.La pré-enquête.
C’est quelque temps après, en 1990, que j’entreprends une enquête plus systématique, à partir d’un recueil de témoignages d’anciens opérés.
Dans la salle d’attente d’une consultation hospitalière où les parents accompagnent leurs enfants, je propose un questionnaire aux adultes qui ont répondu positivement à la question: Avez-vous été opérés des amygdales ou des végétations durant votre enfance?
Ce questionnaire est très bien accueilli. Les refus sont très rares. Pratiquement toutes les personnes concernées acceptent d’y répondre. 90 questionnaires analysables sont ainsi recueillis sur une période de deux mois environ.
Ce questionnaire comprend onze questions concernant les circonstances matérielles de l’opération, la coloration affective et la précision du souvenir qui en a été conservé.
La moitié environ des personnes qualifient leur souvenir de pénible. 28% le considèrent comme neutre, 8% comme agréable. Enfin 9% emploient un autre qualificatif n’impliquant pas une coloration affective: étrange, impressionnant, intéressant.
Le souvenir est précis ou très précis pour les trois quarts des personnes interrogées. 60% d’entre elles environ déclarent s’en souvenir spontanément quelquefois ou souvent, alors que 40% n’y pensent jamais. Quand il y a rappel, il est fréquemment provoqué par un événement comparable: une opération envisagée ou réalisée chez un enfant.
Le temps écoulé diminue la précision du souvenir, mais il ne semble pas modifier sa qualité émotionnelle. Tout se passe comme si la tonalité bonne ou mauvaise du souvenir, acquise au départ, se conservait sans modification avec les années.
C’est aussi un souvenir de solitude. Les parents en sont pratiquement absents: une seule personne parle de sa mère, et encore s’agit-il d’une mère en pleurs. Aucun père n’est présent.
Mais le résultat majeur de cette enquête préliminaire, c’est que les différentes caractéristiques attachées au souvenir, c’est-à-dire sa qualité émotionnelle, sa précision, et la fréquence des rappels, sont très fortement corrélées entre elles. Autrement dit les souvenirs pénibles sont beaucoup plus précis et plus fréquemment rappelés à la mémoire que les autres: ce qui est du registre du mauvais marque plus fortement et plus durablement la mémoire.
Chaque personne, invitée ensuite à décrire librement son souvenir, cite de un à trois traits distinctifs. Au total 22 traits différents sont répertoriés.
On peut diviser ces traits en deux catégories: descriptifs et subjectifs, ces derniers étant moins souvent cités.
Les traits descriptifs dominants sont:
-la vision du sang (cité 17 fois)
-la présence du docteur et de l’infirmière (15 fois)
-le masque d’anesthésie (13 fois)
-l’odeur de l’anesthésique (13 fois)
-la contention physique (12 fois)
-les glaces données après l’opération (11 fois)
Dans les traits subjectifs c’est le souvenir de la douleur qui domine: 13 personnes se rappellent avoir souffert.
On trouve ensuite les sensations liées à l’anesthésie au masque:
-la sensation de tomber dans un « trou noir »(6 fois)
-la sensation d’étouffement par le masque (4 fois)
Quatre personnes ont le souvenir d’être restées conscientes pendant l’anesthésie.
Dans le domaine des affects restés en mémoire, il y a surtout la peur, citée par 6 personnes, mais aussi un sentiment de brutalité (4 fois), de refus (4 fois), ou au contraire de confiance (3 fois).
C’est un souvenir précis et présent, et à la tonalité nettement affirmée, puisque c’est en fonction de cette tonalité que l’on mémorisera tel ou tel détail de l’expérience. Et ces détails sont relativement stéréotypés: ceux qui rapportent un souvenir pénible se souviennent surtout de la douleur et du sang. Les notations de douleur et de sang semblent d’ailleurs s’exclure mutuellement car elles sont rarement citées ensemble; les autres ont privilégié la présence des soignants et les glaces reçues après l’opération.
Dans un cas, l’opération est vécue comme une blessure. Dans l’autre, on assiste au récit de la rencontre avec les soignants, rencontre qui s’accompagne d’une gratification.
Enfin le désir manifeste de pouvoir en dire plus a été perceptible dans de nombreux questionnaires, sous la forme d’abondantes notes et post-scriptum dans lesquels les personnes tentaient de préciser et de rendre au mieux leurs souvenirs. Cette motivation a été un encouragement à poursuivre l’enquête sous la forme d’un recueil d’informations ouvert, mieux à même de rendre compte du vécu individuel.
Je me suis alors orienté vers des témoignages libres, qui ont été sollicités par de brèves annonces parues dans plusieurs périodiques (« Parents Magazine », « Enfants Magazine », « Le Monde » et « Viva »). Là aussi les réponses ont afflué rapidement. Il s’en dégageait un ton très particulier, marqué par une certaine urgence à transmettre l’expérience vécue. Pourquoi ne pas le dire, dès que le téléphone a commencé à sonner, les lettres à arriver, ces témoignages se sont imposés à moi par leur force expressive. On y percevait une demande, et une demande pressante.
« Merci de penser enfin aux sentiments des patients… » « Il faut remuer tout ce monde qui ne veut rien entendre… » Des formules de ce type, concluant de nombreux témoignages, m’ont donné le sentiment qu’une parole longtemps contenue voulait s’exprimer dès lors que l’occasion en était donnée. Dès lors, en fait, qu’un interlocuteur se manifestait du côté même de ceux qui « n’avaient rien voulu entendre », à savoir du côté des soignants et du monde médical. Ce n’est pas trop tôt, me disait-on en quelque sorte. La décision même d’entreprendre cette enquête était, pour ceux et celles qui prenaient contact avec moi, comme le signal d’un changement d’attitude bienvenu de la part des médecins. Et le désir, souvent exprimé, d’être tenu au courant des résultats de l’enquête a marqué l’attitude active que l’on entendait adopter.
Je suis devenu au fil de mon travail, et sans bien m’en rendre compte à la fois l’explorateur et le porte-parole de cette confrérie étrange, dont les membres savent si bien se reconnaître à la première allusion pour échanger leurs expériences.
Du jour où, enfants, ils avaient été opérés, un nouvel espace s’était ouvert dans leur mémoire. Ils acceptaient de l’entrouvrir devant moi. Avec leurs souvenirs, j’y entrevoyais leurs craintes, leurs espoirs, leur désir de comprendre enfin.
Nous allons à présent examiner ces témoignages qui nous ont été
confiés, soit sous forme de lettres, soit de vive voix.
Nous avons ainsi reçu plus de 100 lettres. 86 d’entre elles rapportaient effectivement un souvenir personnel d’opération subie dans l’enfance, y adjoignant éventuellement d’autres récits d’opération. Ces lettres ont fait l’objet d’une analyse systématique conduite par une sociologue, Mme Claudine Sicsic.
De plus vingt-cinq personnes ont choisi de témoigner de leur expérience par téléphone. Ces récits ne seront pas systématiquement analysés, mais on les citera occasionnellement dans le cours de ce travail: ils y apportent une note supplémentaire et précieuse, celle du dialogue vivant où le passé est évoqué et transmis « en temps réel ».
La motivation à témoigner est ici probablement supérieure à celle des sujets qui ont répondu au questionnaire, dans la mesure où ces personnes n’avaient pas été directement sollicitées: la décision d’écrire ou de téléphoner a été de leur part un effort personnel marquant leur volonté d’apporter une contribution à l’enquête.
2. Des témoins concernés
Les témoignages proviennent de toutes les régions de France, des grandes villes comme des zones rurales. Toutes les régions, tous les milieux sociaux sont représentés. Quatre contributions proviennent de pays étrangers proches. Au moment où ils écrivent ou téléphonent les témoins sont âgés de 16 à 80 ans, avec une majorité de 46 personnes âgées de 21 à 40 ans. Mais ce qui frappe le plus, c’est la très forte prédominance des témoignages féminins: 77 femmes pour seulement 9 hommes ont répondu.
Y a-t-il eu, à une époque, plus de filles opérées que de garçons? Comme on le verra plus loin, les statistiques existantes rendent cette éventualité peu probable. Même si l’on tient compte du lectorat particulier des organes de presse qui ont inséré les annonces, cette quasi-exclusivité féminine demeure étonnante. Et les pères?
Où sont-ils donc? Ce ne sont pas eux qui ont écrit dans la grande majorité des témoignages, c’est un fait. Et dans la substance même des faits rapportés ils sont presque absents. On verra que la décision d’opérer, l’accompagnement de l’enfant semblent relever presque uniquement de la mère. Sont-ils pour autant absents de la scène?
Les opérations rapportées sont des ablations des amygdales et des végétations dans 43 lettres, des amygdales seules dans 25. Il y a aussi 17 adénoïdectomies, dont 8 ont été suivies quelques années plus tard d’une amygdalectomie.
Les âges des enfants opérés s’échelonnent de 2 à 15 ans, mais 51 opérations ont eu lieu chez des enfants de 4 à 7 ans.
Enfin les récits d’opérations remontent pour les plus anciens à 1918, mais on trouve 47 témoignages concernant les années 1962 à 1971.
Un dernier chiffre mérite d’être cité car il fournit d’emblée un éclairage sur les motivations de nos témoins, dont on a vu qu’il s’agissait surtout de femmes en âge d’être mères: 38 personnes, après nous avoir relaté leur souvenir personnel d’opération, y ont ajouté, de leur propre initiative, le récit d’opérations semblables subies par leurs enfants. Ou bien elles nous font part de craintes et d’espoirs au cas où leur enfant encore jeune, ou l’enfant qu’elles espèrent avoir, devait un jour la subir.
Cette adjonction qui tient parfois une place importante dans la lettre, et qui n’avait pas été demandée dans les appels à témoignages, nous a semblé marquer une volonté de situer le témoignage dans une perspective actuelle, d’en faire un instrument grâce auquel un progrès sera possible. Ainsi l’expérience vécue, même si elle a été pénible, pourrait-elle au moins contribuer à améliorer le sort des générations qui suivent.
En effet nous avons à rapporter, et c’est le moins qu’on puisse dire, des témoignages plutôt malheureux. C’est le premier point, le plus évident à une première lecture. Les lettres et les descriptions reçues sont plus prolixes dans des circonstances jugées malheureuses par les personnes impliquées dans des interventions qui semble-t-il se sont mal passées. Ceci n’excluant pas quelques cas de souvenirs peu pénibles, voire quelques souvenirs heureux. Ne dit-on pas des gens heureux qu’ils n’ont pas d’histoire? De même on peut supposer que les personnes qui pensent avoir vécu une opération « sans histoire » seraient peu motivées à prendre la plume pour en faire le récit des années après.
Toute liberté a été donnée au lecteur de l’annonce. Sa réponse pouvait être aussi courte ou longue qu’il le désirait, aucun plan n’a été imposé. Petits feuillets recouverts de quelques phrases hâtives, feuillets de papier-machine où les mots se pressent, papiers à en-tête, écritures ordonnées ou bien maladroites, c’est la diversité qui est la règle.
Chaque témoin ne connait qu’une seule histoire, pour lui unique: la sienne, rarement celle de l’entourage proche, encore moins les débats qui ont agité le monde médical au sujet de cette opération. Le souvenir traduit par des mots reste une affaire personnelle. Chacun le décrit avec ses propres mots sans faire appel, sauf exception, à un langage technique propre aux soignants. Malgré un scénario bien établi qui constitue la trame du récit de leur opération, et qui permet d’ établir un plan des différentes étapes et d’en comparer les points forts, chaque lettre relate une histoire bien individualisée. On y trouvera une perception des faits propre à chacun selon sa sensibilité, l’histoire de sa vie, la marque de son éducation.
Mais dans tous les cas, on affiche une volonté de témoigner valablement. On est possesseur d’un vrai dossier. On semble nous dire: vous pourrez juger sur pièces. Il n’est pas question ici d’imaginaire, de flou, ni de vague. Lorsqu’on n’est pas sûr de son fait, on le déclare. Certains peu nombreux disent ne pas se souvenir de certaines séquences, avant l’opération, ou encore au réveil.
- La présence insistante du souvenir.
Les personnes voulant apporter leur témoignage abordent souvent leur récit par une formule résumant leur sentiment vis-à-vis de cette opération, lorsqu’en deux mots ils pensent exprimer la trace gravée dans leur mémoire.
Ils accolent au mot souvenir certains qualificatifs qui pour les uns en dira déjà long sur le scénario qu’ils vont revivre et nous décrire; ou bien qui, pour les autres simple introduction préparera l’écoute d’une histoire intime. Certains dévoileront immédiatement ce que cachait cet adjectif significatif. Pour d’autres il faudra avancer dans la lecture de la lettre pour comprendre le sens de ces entrées en matière. Cette échelle d’évaluation non mesurable se complète par un échantillonnage de la qualité du souvenir, sa présence, sa vivacité, sa référence au temps, sa ténacité à l’existence confronté à l’oubli.
Et l’évocation des faits débute souvent par la décision d’opérer mettant en scène lieux et acteurs: malades, médecins et parents. On dévoile ainsi la motivation de l’intervention et la nature de la communication qui existait entre le futur opéré et les autres acteurs de ce mini-drame.
La bonne qualité des rapports entretenus et avoués apparaîtra très tôt comme appréciable, disons précieuse. Le lien parental fort ou faible, sa fonction mais aussi sa capacité d’absorption de l’angoisse incite à penser à une communion élargie et de bonne qualité ou à une rupture déjà irréparable.
La durée de cette présence avec ce qu’elle implique comme échanges, en particulier les paroles qui seront dites dans l’essai d’explications par les parents seront assez bien retenues.
Le jugement sur ce qui a été vécu est en majorité et sans nul doute négatif. Etabli sur des preuves lointaines mais vivaces, le souvenir possède ici une force exaspérante pour celui qui en est porteur. Du pire au meilleur tout l’éventail est représenté, de ce qui fait frémir à ce qui attendrit. Le souvenir a son étiquette grâce à cette fonction globalisante qui permet ainsi de donner un avis rapide sur une multitude de faits et de sentiments. C’est ainsi que de l’horrible à l’affreux en passant par le mauvais, le plus usité, ou le pénible, et en terminant par le bon nous avons classé et choisi de vous faire entendre ces polyphonies du souvenir.
« Cette journée fut pour moi un cauchemar, dès 7 heures le matin à mon entrée à l’hôpital »
« Comment ne pas garder un horrible souvenir de cette intervention pratiquée dans de telles conditions et en courant autant de risques? »
« Voici mon témoignage relatant l’un des plus mauvais souvenirs de ma petite enfance »
« J’ai ce souvenir de grande brutalité »
« On m’a ramenée dans ma chambre en me disant que j’avais été très sage et courageuse, mais je savais que je n’oublierais pas un seul instant de cette journée d’angoisse, de peur et de douleur »
« Je vous adresse le témoignage du cauchemar que j’ai vécu lors de l’opération de mes amygdales à l’âge de huit ans environ »
« J’ai gardé un horrible souvenir de cette opération »
« J’ai gardé un très très mauvais souvenir de cette intervention »
« J’en garde un souvenir affreux car on m’avait endormie avec un masque à l’éther »
Mais il y a des tonalités moins sombres. Dans ce classement sommaire, l’adjectif « désagréable » occuperait la place médiane dans l’échelle des valeurs. Et presque exceptionnelles seront les évocations de souvenirs heureux:
« Je garde un bon souvenir de cette opération »
« En fait cette opération n’est pas du tout un mauvais souvenir pour moi ».
« Je ne me souviens de rien de dur ni physiquement ni moralement, en fait c’est un bon souvenir car une de mes tantes m’a emmenée dans un grand magasin de jouets, où j’ai choisi le nounours qui est resté longtemps mon ami ».
« Je n’en ai pas un mauvais souvenir. Je me rappelle très bien de l’opération même mais presque rien d’avant et après »
Les témoignages transmis téléphoniquement donnent accès à une autre dimension dont l’écrit ne peut rendre compte: ce sont les réactions émotionnelles à traduction corporelle que provoque l’évocation du passé.
Ce sont les raclements de gorge de plus en plus fréquents qui viennent perturber et interrompre la conversation, quand on mentionne le masque d’anesthésie et de son odeur. Cet homme présente les mêmes raclements quand il perçoit des odeurs fortes.
Une femme, au cours de la conversation téléphonique, est prise de battements de coeur qui l’obligent à s’arrêter de parler dès qu’elle évoque le masque d’anesthésie. On nous parle aussi du cas d’une femme de 70 ans, elle aussi opérée dans l’enfance, qui par une espèce de réflexe conditionné, ressent une douleur à la gorge quand elle a l’impression de subir un abus de confiance.
Certains témoins ne se contentent pas de positionner leurs souvenirs selon une gradation allant du pire au meilleur, mais mentionnent aussi les qualités et la tonalité de ces souvenirs.
Comme dans la pré-enquête, on trouve peu d’indécision dans la manière de revivre les scènes passées, peu d’éclairages flous. Cette acuité du souvenir étonne. Nous avons donc relevé de nombreux témoignages où les souvenirs sont très présents, très vivaces. On se souvient très bien. Les souvenirs sont précis, nets, clairs. Les détails peuvent être décrits avec une grande minutie. Certains de ces souvenirs, presque photographiques, s’apparentent aux « souvenirs-flashs » des psychologues anglosaxons. Marqués par une absolue clarté, ils se présentent comme des images que l’on a l’impression de pouvoir décrire aussi précisément que si on les avait sous les yeux (1).
Voici quelques traits de ces souvenirs. Ils sont très vifs, intacts et sans équivoque, sans brouillage ni zone d’ombre. Les sentiments qui s’y rattachent ne se sont pas non plus altérés:
« Le souvenir est toujours très présent »
« Je m’en souviens encore comme si c’était hier »
« Personnellement les souvenirs qui en découlent sont encore très clairs dans mon esprit »
« Voilà il y a plus de soixante ans et je m’en souviens encore »
« J’ai aujourd’hui vingt-six ans et je n’ai rien oublié de ce jour qui m’a profondément marqué »
« Vingt-huit ans plus tard, les brûlures ne se sont pas refermées »
« Je m’en rappelle bien, tout s’est bien passé »
Les souvenirs ne se modifient pas avec le temps malgré des délais atteignant plusieurs dizaines d’années. On est dans un éternel présent, le présent narratif si fréquent dans les autobiographies quand il s’agit de rapporter un événement majeur et unique.
1.Brown R., Kulik J.: « Flashbulb memories », Cognition, 5, 1977.
Il occupe parfois une place à part dans les souvenirs d’enfance de la même époque:
« C’est le seul moment de cette période dont j’ai des réminiscences si précises: le lieu, l’avant-opération, et la douleur après »
On a pu déterminer expérimentalement certains traits distinctifs de l’événement mémorable: ils se caractérisent par l’impression de nouveauté qui le rend incomparable à tout événement antérieur (des actions inhabituelles dans des lieux inhabituels), et par la charge émotive. Les souvenirs possédant ces caractéristiques sont stockés de façon durable, et le passage du temps ne les affecte que très peu. Ils sont également accompagnés d’une imagerie visuelle riche et précise, et d’un sentiment de véracité. Ils sont autobiographiques, au sens où le sujet ne peut les abstraire de son parcours de vie, dont ils sont devenus des éléments constitutifs.
Dans les caractéristiques de ces souvenirs, il y a également la surprise, et l’idée que l’événement a eu des conséquences importantes sur la vie ultérieure. Ainsi la question: Que faisiez-vous au moment où le président Kennedy a été assassiné? est devenue aux USA une question-test en psychologie de la mémoire.
Mais ce sentiment intime de véracité est-il, en soi, une garantie suffisante pour ajouter foi à ce qui est rapporté? Quoi qu’il en soit, et quelle que puisse être la part des reconstructions après-coup, des oublis plus ou moins sélectifs, et des mises en perspective, une impression demeure à la lecture de ces témoignages: bons ou mauvais (et peut-être plus quand ils sont mauvais) ce sont des souvenirs auxquels on tient comme à quelque chose d’intensément personnel. On se reconnait en eux, ils donnent la certitude d’exister dans le temps de façon continue, et les témoins les considèrent comme faisant partie d’eux-mêmes.
Je me souviens donc je suis.
- Pourquoi a-t-on été opéré?
S’agissant d’une intervention chirurgicale aussi fréquente que bénigne, on aurait tendance à se référer à la démarche médicale classique: une affection précise est identifiée, divers traitements médicaux sont proposés, et devant leur échec ou leur insuffisance, on se décide à intervenir pour apporter une solution radicale au problème. Annoncer la nécessité d’intervenir est alors, pour le médecin, d’autant plus simple que l’opération apportera un bénéfice assuré.
S’agit-il de cela?
En fait la diversité est la règle. Les opérations des végétations et des amygdales rapportées dans les témoignages ont diverses motivations, graves ou plus bénignes, mais certaines ne bénéficient d’aucune raison sérieuse. Et un certain nombre de nos répondants ne sont pas bien convaincus du bien-fondé de leur opération. Les causes qui paraissent venir en tête sont les angines blanches, les rhino-pharyngites, ou les otites à répétition, les complications telles que rhumatisme articulaire aigu, et les gênes respiratoires. Quelquefois aussi, la santé fragile de l’enfant décide de l’opération. C’est, comme le disait le Dr. R, l’enfant qui ne « pousse » pas.
Et de l’opération des végétations on passe facilement à celle des amygdales. Nous n’apprenons rien sur ce qui différencie la décision de l’opération des végétations à celle des amygdales ou des deux simultanées. La décision d’opérer est quelquefois prise très rapidement en fonction d’une opportunité telle que le moment des vacances par exemple.
Pour quelques personnes, la gravité et la répétition des symptômes font apparaître l’opération comme hautement nécessaire. Elle est alors présentée comme une « délivrance »; elle met fin non seulement aux angines, mais aux douloureuses piqûres d’antibiotiques. Citons différents cas qui ont motivé l’opération:
Les urgences:
« J’avais des angines blanches à répétition et mon opération s’est faite pratiquement « à chaud », car j’étais au bord de l’étouffement avec des rejets de salive sanguinolents »
Les graves complications des suites d’angines:
« Or il s’avère que j’avais du rhumatisme articulaire aigu…Cela était la conséquence d’une succession d’angines blanches mal soignées »
C’est surtout la fréquence des angines dont la succession devient réellement gênante qui incite parents et médecins à décider l’ opération:
« Avant je faisais une angine régulièrement tous les ans, ensuite tous les mois pour finir à une par semaine »
Le médecin de famille a décidé:
« Ayant de nombreuses rhino-pharyngites chaque hiver le médecin de famille a décidé l’ablation en 1947 »
Mais ici la décision d’opérer n’a plus rien à voir avec une atteinte directe de la gorge ou du système respiratoire. Le manque d’appétit était-il une raison valable à l’époque?
« J’avais environ six ans et demi et j’étais une enfant menue et sans appétit, aussi le docteur de famille a conseillé à mes parents de faire ôter les amygdales et les végétations pour me donner de l’appétit. Je dois souligner qu’à l’époque je n’avais jamais d’angines, ni bronchites ni autres problèmes liés aux infections respiratoires »
Et voici le jugement sans appel de ce témoin:
« J’ajoute que sur le plan de l’efficacité le résultat a été nul car c’était une opération à la mode quand un enfant ne poussait pas bien (je n’avais pas de problèmes ORL)… »
Ce mélange d’interventions nettement motivées, à moitié motivées, et d’autres dont les raisons demeurent obscures pour ceux qui les ont subies est une caractéristique de ces témoignages.
Et le même contraste, les mêmes discordances se retrouvent dans les explications fournies à l’enfant: il y a eu, ou il n’y a pas eu explication, cela fait toute la différence du monde.
Il est des cas où une réelle préparation a été entreprise. Le lieu a été reconnu avant, le médecin a été présenté au futur opéré. Nous avons observé qu’il y avait des liens privilégiés entre médecin et parents. L’effort d’explication est produit du côté médical et du côté parental, et ces enfants paraissent plus sereins le jour de l’intervention.
Voici deux cas où un bon contact préalable avec le médecin qui allait opérer, des explications claires, à la portée de l’enfant, accompagnées de marques de gentillesse ont réussi à créer un climat de confiance mutuelle: l’opération se déroule bien et reste dans le souvenir comme un événement positif. Le triangle parents-enfant-médecin a fonctionné:
« Je savais ce qu’on allait me faire, le médecin me l’avait expliqué et m’avait fait voir les avantages que j’allais en tirer. J’ai été mise en confiance par ma famille, le médecin et par l’anesthésiste »
« …Le médecin qui m’avait opérée à ce moment-là m’avait d’abord reçue avec mes parents dans son cabinet pour m’expliquer qu’il allait enlever quelque chose dans mon nez qui me gênait et qu’après cela je serais moins malade. Il avait accompagné son explication de distribution de bonbons et j’avais trouvé cela très sympathique »
A l’inverse le premier contact avec ce médecin laisse mal augurer de la suite:
« Je ne voulais pas voir ce vieux docteur qui me faisait si peur »… »Ce docteur pourtant ORL avait un cabinet sombre et il n’était pas du genre bavard »
Ainsi une minorité de témoins a clairement perçu que l’opération était le traitement d’une affection nettement identifiée. On se souvient de la maladie, et du médecin qui a recommandé le traitement chirurgical. Dans ces cas, même si l’opération a été pénible, au moins a-t-elle un sens. Elle s’intègre dans une démarche médicale où les rôles des uns et des autres sont parfaitement définis.
Mais il ne s’agit là que d’une minorité favorisée. Les « happy few » en quelque sorte…
Car dans de nombreux cas, l’enfant va subir une intervention chirurgicale, mais il n’en sera même pas averti. C’est à ce moment que l’on mesure combien les enfants sont traités avec inégalité. Ni les parents ni les médecins ne leur donneront la moindre explication. Certains confient qu’ils n’ont reçu aucune préparation à cette opération. Quelques-uns sont certes avertis mais on ne leur fournit aucune précision, aucun détail. Saignements, douleurs et séparation sont des événements que l’on tait. Et même sans pouvoir en apporter la preuve formelle, on a bien l’impression qu’il s’agissait justement de ces cas où l’intervention a été décidée sans raison sérieuse. Ainsi au dommage vient s’ajouter l’injustice.
A posteriori et d’une façon générale les enfants n’ont pas compris ces attitudes. Adultes aujourd’hui ils se posent des questions et ne manquent pas de signaler cette carence:
« Je n’avais absolument pas été prévenue du fait que j’allais être opérée »
« C’est vrai que mes parents ne m’avaient pas du tout préparée à l’intervention, pas plus que les chirurgiens ou infirmières de la clinique »
« …ni l’une ni l’autre n’avions connaissance de ce qui nous attendait »
« …j’avais un peu peur car je ne savais pas du tout ce qu’on allait me faire »
Certains enfants ont été avertis mais en termes bien vagues et généraux. Or ici les détails sont de taille, si l’on peut dire. L’entourage n’a-t-il pas su, ou voulu les formuler? « Averti avant? Oui mais pas des détails », peut-on lire. Simplement rassurer dans ces circonstances très difficiles n’est surement pas suffisant. En fait il y a surtout ici une minimisation de la réalité:
« Je rentrai donc en clinique pour cette opération que mon entourage qualifiait de bénigne, pour me rassurer »
« Je vous passe les commentaires sur la douleur et les saignements sur lesquels je n’étais pas prévenue… »
Et la récrimination exprimée envers des adultes apparait comme la revendication d’un droit:
« On aurait du me dire que ma mère ne pourrait pas venir avec moi et surtout m’expliquer pourquoi »
On ne leur a rien expliqué. Ils n’ont rien compris. L’opération est simplement quelque chose d’absolument inhabituel qui, un jour, s’est produit dans leur vie d’enfant. Ils la relatent à la fois comme quelque chose d’insensé et de naturel. Le caractère collectif des plus anciens témoignages, avec les enfants qui attendent leur tour, accentue cette impression. Un des témoins a alors pensé que tous les enfants devaient être opérés, que c’était obligatoire, comme d’aller à l’école.
On est alors dans une autre logique.
Tous les témoignages recueillis obéissent à un plan chronologique: avant de relater l’opération elle-même, on parle de la consultation médicale où la décision d’opérer a été prise par le médecin, et communiquée à la famille. Or un certain nombre de récits ne comportent aucune allusion à cette décision. S’agit-il de simples omissions? Mais alors pourquoi cette omission précise, et quel est le sens de ce manque quand par ailleurs on sent chez les anciens opérés le souci de transmettre un témoignage aussi complet que possible?
On est conduit à se dire que si cela n’est pas rapporté, c’est tout simplement que cela n’eut pas lieu. Autrement dit l’opération n’a pas été décidée par le médecin, mais demandée par la famille.
Les rôles traditionnels sont inversés. Le médecin est alors le simple l’exécutant à qui la famille amène l’enfant; à moins que, en milieu rural, le médecin ne fasse la tournée des villages en opérant à domicile. Les enfants des voisins, les camarades d’école sont aussi opérés.
Les cas où plusieurs frères et soeurs ont été opérés en même temps représentent dix pour cent du total. Le côté rassurant est que l’on souffre moins de solitude; l’attente parait moins pénible, on a le sentiment d’être traité de la même façon que les autres enfants. Mais ce peut être tout aussi bien une source d’angoisse supplémentaire: on voit le frère ou la soeur partir en pleurant, on entend ses cris, on le voit revenir ensanglanté…
Alors la décision d’opérer et l’opération elle-même sont inclus dans la dynamique de la vie familiale. Le médecin n’a plus la possibilité de nouer une relation positive avec l’enfant, n’ayant pas eu l’occasion de le voir avant l’opération.
Il n’aura pas pu se présenter à l’enfant comme une personne normale, habillée normalement, dans le cadre identifiable et souvent déjà connu du cabinet de consultation.
Il n’y aura pas eu d’échange de paroles, pas de contrat passé avec l’enfant, ou avec les parents en présence de l’enfant, y compris pour faire appel à son courage en le prévenant qu’il va souffrir.
« J’avais six ans, j’étais en première année de primaire, raconte Mme B., 46 ans. Mes parents ne m’avaient pas du tout préparée, absolument rien dit. Un matin, j’ai été surprise de ne pas aller à l’école. J’ai demandé pourquoi à ma mère: « je ne peux pas te dire, ce n’est pas comme d’habitude… » Puis deux infirmières ont surgi dans ma chambre, j’ai hurlé devant cette apparition. On m’a traînée, on m’a dit que j’étais méchante. Dans la cuisine, il y avait le docteur avec ses instruments étalés, des couteaux. J’en ai souvent parlé après, j’ai cru qu’on allait me tuer. Ma mère s’est éclipsée…Après elle m’a dit: « je ne pouvais pas faire autrement » Je lui ai pardonné.
Ce que je n’ai pas compris, c’est qu’elle semblait de connivence, elle ne venait pas à mon secours. »
Par contre, dans plusieurs témoignages, la famille « connaissait » le médecin, c’était un ami, et à défaut de consultation, il y aura eu arrangement sur la date de l’opération. Et si l’on opère le même jour plusieurs frères et soeurs, c’est parce que c’est plus pratique: l’opération est décidée par le médecin pour un des enfants, mais c’est la mère qui propose et obtient facilement que les autres enfants soient opérés en même temps. Le fait d’opérer au domicile donne encore plus nettement à l’opération le caractère d’un événement familial.
« Un jour ma mère est allée voir un médecin généraliste avec mon petit frère, de quatre ans mon cadet. Celui-ci, avait déclaré le médecin, devait être opéré des amygdales. Ma mère a alors dit que je présentais les mêmes symptômes (lesquels?) que mon frère et il fut donc décidé de m’opérer aussi sans que le médecin m’ait préalablement examinée. » (souligné dans le texte)
Longtemps après, cette femme s’interroge encore sur cette étrange démarche, cherche des raisons qu’elle n’aurait pu saisir à l’époque: « Peut-être y-avait-il un « forfait familial pour opérer deux enfants en même temps? »
Ainsi, la première rencontre de l’enfant avec le médecin se fait dans une situation déjà hautement chargée d’angoisse. Autant dire qu’il n’y aura pas de rencontre du tout. Le médecin lui-même, muet et affairé dans son bizarre accoutrement, souvent masqué, environné de sang et d’instruments coupants, ne pourra être perçu que comme une créature de cauchemar. Ne pouvant plus se situer en tiers entre l’enfant et les parents, il apparaîtra à l’enfant comme un persécuteur à qui ses parents l’ont livré sans défense.
Ce sera le bras séculier de la famille, le père Fouettard à qui l’on amène les enfants méchants; celui qui de toute évidence a beaucoup plus de pouvoir que les parents eux-mêmes, puisqu’il est en mesure de leur enlever l’enfant, de leur interdire le lieu où l’opération se déroule, et de lui faire subir ce qu’aucun parent normal ne fait subir à son enfant.
Nous aurons à nous interroger plus à fond sur les motivations qui ont animé ces parents. Tentons pour l’instant de voir la scène avec les yeux de l’enfant: ce qu’il voit, c’est bien « le docteur », mais dans un autre sens. C’est le docteur que l’on appelle, que l’on va appeler si l’enfant n’est pas sage, ne finit pas son assiette, etc…, et qui fera une piqûre, ou pire. Il est là, il est venu.
Mais cette délégation faite par les parents ne va pas sans problème: si le médecin n’est plus l’ordonnateur, celui qui prend sur lui la responsabilité de l’opération, mais un simple exécutant, alors la responsabilité des parents augmente d’autant.
Elle peut devenir bien lourde à porter: et si les choses allaient trop loin? Car on sait aussi que l’opération est pénible, parfois dangereuse. La peur et la culpabilité des parents éclatent au grand jour compliquant encore la situation:
« Nous étions assises devant la maison en attendant la voiture du docteur, se souvient une femme de 53 ans, opérée avec sa soeur dans la ferme familiale. Mes parents se disputaient: dans la famille, il y avait eu des enfants morts en bas âge. Ma mère disait à mon père: si les petites meurent, ce sera de ta faute! »
Dans d’autres cas, les dispositions d’esprit des parents changent rapidement quand, arrivés sur les lieux ,ils découvrent une réalité brutale.
Ce sont ces mères qui, arrivant à la salle d’attente de l’hôpital, et entendant les cris qui viennent de la salle d’opération, repartent bien vite avec leur enfant et n’y reviennent jamais plus: en 1928, une mère, cédant à la mode, emmène son fils se faire opérer des amygdales:
« …à l’époque c’était la mode, on opérait tous les enfants des amygdales. Il y avait beaucoup de monde dans la salle d’attente, mais on entendait à travers les portes les enfants qui criaient tellement que ma mère après un certain temps m’a ramené à la maison… »
« Il faut vous dire que j’avais une mère qui m’adorait », conclut cet homme, qui n’a finalement jamais été opéré.
C’est cet ancien opéré, natif d’un village de l’Ariège, qui déclare que les enfants premiers-nés n’échappaient pas à l’opération. Mais ensuite, les mères, sachant de quoi il retournait, hésitaient un peu à faire opérer les cadets.
Et puis il y a ce jeune garçon qui, affolé, se débattant, réussit à s’échapper et s’enfuit à toutes jambes. L’étonnant est qu’on le laisse partir. Lui non plus ne sera finalement pas opéré. Mais on comprend bien que, la décision d’opérer étant le fait des seuls parents, elle puisse être mise en échec par l’opposition farouche de l’enfant.
- Un parcours initiatique?
Suivons pas à pas, à travers les témoignages, le parcours des enfants pendant cette journée distincte de toutes les autres journées où ils ont été opérés.
Non décidément ce jour-là rien n’est comme d’habitude. Aucun des points de repère qui structurent la vie quotidienne de l’enfant et contribuent à sa sécurité intime ne fonctionne. Il va de rupture en rupture, à un rythme qui lui échappe complètement. Il aurait bien besoin d’être pris par la main. Sa capacité de prévoir le futur immédiat dépend complètement des informations qui lui ont été données au préalable, et des paroles qui lui sont adressées à chaque nouvelle étape. Mais de paroles, il n’y en a guère.
On pense à un voyage à la découverte d’un monde inconnu, ou bien à ces attractions foraines dans lesquelles un petit train vous emporte à toute vitesse à travers une succession de portes qui claquent à grand fracas, dévoilant un décor qui fait frissonner. La seule différence est qu’ici il ne s’agit pas d’illusion.
-Le lieu de l’intervention
Et ce voyage vers l’inconnu commence par un déplacement, celui qui a conduit jusqu’au lieu de l’intervention. Hôpital, clinique privée, cabinet médical ou dispensaire, salle de bains, chambre à coucher ou cuisine (on nous a même parlé d’opérations dans l’étable!), la gamme des lieux est large. Elle reflète la diversité des pratiques, autre caractéristique notable de ces opérations. Cela va du médecin qui opérait tout seul en milieu rural, se déplaçant de ferme en ferme, jusqu’à la prise en charge de l’enfant par une équipe complète: le chirurgien et son aide, l’anesthésiste, la ou les infirmières de salle d’opération. Tout cela impliquant des degrés de médicalisation fort dissemblables.
Environ la moitié des répondants indiquent le lieu dans lequel l’opération s’est passée, mais nous n’avons pas d’explications sur le choix du lieu de l’opération. Dans la majorité des cas nous ne savons pas ce qui détermine les personnes à citer ce lieu dans leur témoignage. Certains y attachent-ils certaines connotations? Le sous-développement des hôpitaux à une époque, ou au contraire la perception de l’hôpital comme lieu des techniques de pointe et de la sécurité, ou encore des différences de niveau social ont-ils pu déterminer ces choix? Deux exemples stéréotypés: « la clinique c’est pour les riches » (à une époque où la Sécurité Sociale n’existait pas), ou au contraire: « l’hôpital c’est bien, c’est très spécialisé ».
C’est toujours un trajet inhabituel. Souvent on est allé à la grande ville voisine, ce qui ne se produisait que dans les grandes occasions. On est monté en voiture, ce qui n’arrivait pas non plus tous les jours. Ailleurs ce trajet a été marqué par une certaine austérité, déjà annonciatrice d’un traitement sans douceur:
« Ma mère m’emmenée (à pied et à jeun) un beau matin »
Mais que dire des enfants opérés à leur domicile? Certes il n’y a pas eu dans leur cas ni déplacement ni rupture avec le cadre habituel. Mais c’est peut-être pire, car au lieu de cela c’est le milieu de vie habituel qui a subi une transformation radicale et terrible. Il a perdu brutalement son caractère de refuge protecteur. Il s’y est produit des choses inconcevables: l’enfant a été opéré dans son propre lit, symbole de sécurité, dans la cuisine où sa mère préparait les repas, dans la salle de bains, dans la salle à manger…
Quel était à ce moment l’état d’esprit des futurs opérés? Avant l’arrivée en salle d’opération l’enfant semble vivre malgré tout un temps d’innocence où l’inconnu ne fait qu’alimenter le mystère. Il ne peut imaginer ce qui va se passer et continue à croire qu’on ne lui fera pas de mal. Il se sent encore protégé. La rupture avec le vécu quotidien n’est pas encore décisive et beaucoup sont confiants.
Puis surviennent les premières ruptures: l’attente, puis le déshabillage, enfin la séparation de l’enfant et de sa mère, rupture plus décisive. Préparant le passage en salle d’opération, ces trois événements se sont présentés comme une véritable escalade, une amplification dramatique au fur et à mesure du temps qui s’écoule. Trois petits actes qui vont crescendo.
-L’attente
Le lieu de l’attente n’était pas toujours un espace rassurant: quelquefois étriqué, sinistre, ou encore surpeuplé d’enfants accompagnés par des parents inactifs. Bien qu’on y soit rarement tout seul, on s’y est senti isolé.
Il est décrit comme un lieu en marge, où les activités habituelles aux enfants n’ont pas cours. Il n’y a pas de socialisation. Malgré la présence de nombreux enfants, aucun témoignage ne suggère que ce temps d’attente ait été mis à profit, comme on le voit couramment dans les collectivités d’enfants: on ne joue pas, on ne fait pas connaissance. L’atmosphère d’angoisse qui règne y est sans doute pour beaucoup.
L’attente est d’autant plus pesante et lourde que l’enfant assiste au départ des appelés. L’un après l’autre ils disparaissent. L’enfant réalise bien que son tour approche. Ce temps lui sert à interpréter son environnement comme agressif ou au moins peu engageant, alimentant ainsi une angoisse naissante. Plusieurs lettres transmettent, chacune à sa manière, cette atmosphère.
On découvrait un lieu inconnu, peu attrayant. Cette enfant a pensé être en surplus, pas attendue, placée à l’écart:
« …tout d’abord j’ai été reçue dans de vieux locaux sinistres, et installée dans un coin de chambre déjà occupée par deux personnes adultes, sur un lit d’appoint »
Service militaire ou prison, c’est la même atmosphère que transmet cette phrase. De nouveau on pense à Jacques Brel: « Au suivant… »
« Nous étions nombreux à nous présenter ce jour-là, et nous nous tenions en file indienne dans une grande salle froide et nue »
Quand on veut mal traiter un hôte, ne le fait-on pas attendre dans le couloir?
« Ma mère et moi avons attendu mon tour dans un couloir »
Les chaussures sont pour les enfants, en tous cas français, un attribut très important: les pieds nus, c’est presque des va-nus-pieds:
« A Trousseau les futurs opérés étaient réunis dans une salle en pyjamas et chemises de nuit et pieds nus »
Et l’on devine que ces lieux n’avaient aucunement été conçus pour rendre l’attente plus agréable ou même simplement tolérable. Ils ne permettaient pas non plus un minimum d’intimité. Enfants et parents devaient subir le spectacle impressionnant du retour des opérés.
« On m’a d’abord mise dans une chambre à 5 lits et j’ai choisi celui du fond, c’est ainsi que j’ai pu voir revenir de la salle d’opération quatre enfants « choqués » et vomissant du sang avant de partir à mon tour »
Et si les futurs opérés ignoraient en général ce qui se passait en salle d’opération, l’ambiance sonore ne leur était pas épargnée:
« J’ai entendu hurler le petit garçon devant moi, j’étais juste derrière la porte »
« Pendant que l’opération était pratiquée sur ma soeur, ma mère me retenait dans ma chambre, d’où j’entendais parfaitement les hurlements de ma soeur qui se sont arrêtés brutalement »
On objectera que les soignants ont été bien obligés de « faire avec » des locaux dont la conception architecturale n’avait pas intégré la notion d’accueil. Pourtant les soignants de l’Hôpital des Enfants, dans leur récits, avaient mentionné d’une initiative intéressante, malheureusement passagère: pour que les enfants qui attendaient n’aient pas à subir ce spectacle traumatisant, ils avaient mis à profit un local inutilisé contigu à la salle d’opération. Les enfants opérés y étaient gardés jusqu’à ce que tout le monde soit passé, puis on les ramenait dans leur box. Mais il fallait bien que quelqu’un s’occupât de ce nouveau local. Bientôt le manque de personnel avait obligé à renoncer à cette simple mesure d’humanité.
Au total s’agissait-il seulement d’ordonnancement des locaux de soins, ou bien plutôt du désir d’une équipe, ou même d’un soignant, de réaliser un accueil authentique? L’initiative de cette aide-soignante, qui avait fait visiter les lieux à une petite fille, fut probablement une initiative individuelle. Elle a pourtant contribué à donner à cette enfant, opérée « au temps des cerises » une vision positive de l’hôpital et de son opération:
« Tout d’abord une aide-soignante m’a fait visiter ma chambre et le réfectoire. Quelques malades y mangeaient des cerises! J’étais ravie de penser que moi aussi après l’opération j’aurais le droit d’en manger »
-Le déshabillage
Nous pouvons supposer que la plupart des enfants ont été déshabillés de manière à faciliter leur immobilisation et à empêcher la détérioration des vêtements par le sang.
Mais on sait aussi combien le vêtement est un agent de protection, combien il est lié à l’identité, à l’intégrité du corps. Le vêtement, c’est ce qui a été choisi, acheté par les parents, c’est le lien avec le chez-soi, avec la vie habituelle. Presque nus les enfants sont désemparés. Les infirmiers et infirmières les baladent ainsi tous au long des couloirs, dans les ascenseurs, ou encore les dénudent en présence de plusieurs personnes.
« Une infirmière est venue me chercher et j’ai traversé pieds nus, en maillot de corps et en slip les couloirs et pris l’ascenseur »
Ces scènes ont été vécues d’autant plus douloureusement que l’on se trouvait en milieu inconnu, et sans trop savoir pourquoi. Rien en général n’est venu justifier, aux yeux de l’enfant, ce déshabillage: pourquoi enlever tous ses vêtements alors que le siège de l’opération est la bouche? Se déshabille-t-on chez le dentiste?
Il n’est que trop facile d’ignorer la pudeur des enfants. Pourtant plusieurs témoins, adultes maintenant, nous disent en confidence combien ils étaient pudiques.
« Là elle m’a mise debout sur une chaise et m’a enlevé mon pyjama. Je me souviens alors de la gêne que j’ai ressentie à ce moment. De nature très pudique, je me suis retrouvée nue devant trois personnes dont un homme. Pour tout vêtement je portais une bavette en plastique »
« Je portais une chemise ouverte dans le dos et courte, sans slip; chemise banale pour une opérée, mais cette tenue m’était choquante, alors que j’étais au début de l’adolescence »
« Je fus très gênée surtout quand on m’installa assise sur les genoux d’un médecin homme en lui tournant le dos et qui me tenait fortement le haut du corps. J’étais choquée par ce qu’on me faisait faire et traumatisée par cette infirmière » La blessure affective sera durablement ressentie: « Pendant longtemps je n’ai jamais parlé à mes parents ou à mes amies de cette expérience et surtout de ce malaise ressenti lorsque je fus nue sur les genoux de ce médecin » nous dit-on dans une des rares lettres anonymes que nous ayons reçues.
Mais le déshabillage, c’était aussi la privation inexplicable d’un objet familier à forte valeur symbolique. Chez une petite fille très croyante, ce fut un véritable choc affectif dont le souvenir est resté:
« Avant de partir au dispensaire, on m’avait retiré la croix que j’avais au tour du cou; j’ai eu l’impression que ma vie s’arrêtait Que l’on pense, dans nos hôpitaux d’aujourd’hui, à ce que ressent l’enfant d’une autre culture, à qui l’on enlève son fétiche avant l’opération.
-La séparation
En général l’enfant est arrivé sur les lieux accompagné d’un, plus rarement de ses deux parents. Cette présence est pour lui un soutien essentiel. Une petite fille l’a ressenti ainsi:
« Je me souviens d’avoir été installée dans une chambre sitôt arrivée (heureusement ma mère m’accompagnait) et avoir attendu qu’on vienne me chercher »
.Lorsque la mère n’était pas là au contraire, l’intervention a été très mal vécue:
« J’ai gardé un très très mauvais souvenir de cette intervention, et le fait que maman ne m’accompagnait pas, puisqu’elle avait accouché de ma petite soeur la veille, a sûrement contribué »
La séparation de l’enfant de sa mère ou de ses parents est toujours un drame. C’est la deuxième rupture et elle est essentielle. Tant que la mère était là en effet, rien d’extrêmement grave ne pouvait arriver. Après avoir dépouillé l’enfant de son vêtement, voila qu’on lui enlève son soutien essentiel.
Comme le reste cette séparation n’a été ni annoncée ni motivée. Simple affaire de circulation: il y avait une limite matérielle que les parents n’avaient pas le droit de franchir. Leur fonction parentale s’arrêtait tout simplement là: « Elle est restée dans la salle d’attente et je suis montée en pleurant au premier étage avec le médecin ». L’angoisse commençait alors, lorsque l’enfant « comprenait que sa mère ne pouvait pas l’accompagner jusqu’au bloc opératoire ». Et le fait que la séparation n’ait pas été annoncée aggravait encore les choses, faisant de cette séparation un véritable arrachement: »…A cause tout d’abord de la séparation brutale d’avec ma mère dans les bras de laquelle je me trouvais lorsqu’on m’a emmenée ».
« …Apeurée malgré les paroles rassurantes de mes parents, je suis l’infirmière », raconte un témoin. Mais que pouvaient, à ce moment, ces paroles bien intentionnées, face à la réalité de la perte?