On ne peut pas dire que l’expression de la sollicitude, de la compassion pour celui qui souffre soit, chez l’écrivain Blaise Cendrars, un thème des plus dominants. Pourtant elle est là, thème dans le thème qui s’affirme en filigrane et qui insiste à travers les œuvres et les situations. Ce contrechant ou cette ombre portée est peut-être de ce qui a été intimement refusé et mis de côté, mais sans qu’il soit possible de l’éliminer vraiment. Ce qui transparait là c’est ce qui aurait pu se développer si d’autres thèmes ne s’étaient pas imposés de façon plus impérieuse. Mais sans ce contrepoint, combien le développement principal serait moins riche, quelle profondeur humaine serait perdue ! On n’aurait plus qu’une image sans ombre, un motif musical sans contre-motif ni modulation.
Chez ce bourlingueur d’ailleurs plus imaginaire que réel que fut Cendrars, chantre de l’uniformisation industrielle et de la monoculture du café, de la vitesse et de la « voiture-aviation », peut se faire jour, inattendue, une authentique tendresse pour un être jeune qui souffre injustement de la dureté du monde. Voici le Cendrars sous l’uniforme, le dur, le poilu, celui qui pour l’heure est toujours le caporal Sauser engagé volontaire dans la Légion Etrangère, blessé et amputé du bras droit. Convalescent dans un hôpital de campagne, il raconte. Cela donne « J’ai saigné », un récit bref et brûlant qui fait partie du recueil de textes intitulé « La vie dangereuse », encore tout plein de la fureur des combats et de la fraternité de ses camarades dont bien peu ont survécu. Mais voici autre chose, et c’est « La mort du petit berger », un texte si dénué de commentaires que l’on peut y voir une pure parabole. En pleine guerre, dans un hôpital surchargé de blessés dont beaucoup sont voués à la mort, voici que se conçoit et se met en acte dans les conditions les plus contraires à son émergence, et peut-être en raison directe de cela, une médecine qui ne serait pas guerre contre les corps.
Au chevet du petit berger des Landes au ventre criblé d’éclats d’obus s’affaire jour après jour Mme Adrienne P. une infirmière aussi habile et patiente qu’elle est humaine et compatissante. Car l’habileté, la « main » comme aiment à le dire les professionnels, ne suffirait pas. Ou plutôt il s’agit d’un ensemble indissociable, que j’ai tenté ailleurs de concevoir comme le geste juste. On pourrait dire que dans le personnage de cette infirmière exemplaire s’allient harmonieusement les potentialités masculines et féminines de l’acte de soigner. Elle incarne à un rare degré d’intégration une bisexualité psychique mise en acte. Attentive comme il se doit à son geste de soin, elle ne l’est pas moins à la personne du patient, et à sa propre intériorité mise en jeu dans le lien interhumain. C’est l’image de « la coupe et la flèche » : une attention à la fois centrée et largement ouverte.
Mais dans ces circonstances la dimension du féminin dans le soin ne peut trouver place qu’à la marge, clandestinement. Elle est toujours menacée et on va voir comment. Voici que fait irruption pour une visite d’inspection, un chirurgien militaire très gradé, et tout va se cliver brutalement. Le terme d’irruption est approprié tant s’opposent fortement le soin le travail de l’infirmière, tout de durée et de répétition, dans le « un peu à la fois » qui pourrait évoquer la patiente répétition des séances d’analyse, et le raid, la prise de possession du médecin. Celui-ci va sans même s’en occuper, annuler de la parole et du geste tout ce qui s’était fait avant lui et sans lui, pour s’affairer sur le corps du jeune blessé en y déployant une toute autre conception.
Or cette conception, on s’en aperçoit bien vite, est un délire. Délire qui est peut-être bien, chez ce haut gradé, la forme particulière de ce qui chez le fantassin de première ligne aurait pris l’aspect plus convenu de la psychose traumatique. Mais on ne passe pas la camisole à un médecin-général, on ne l’interne pas. Il a un pouvoir, et le délire allié au pouvoir et à l’autorité forment un mélange très dangereux. Sa folie peut se donner libre cours dans le réel et nous en observons l’éclosion en direct, tout d’abord dans une perversion du langage où les champs se mélangent : « De quoi s’agit-il? Nous sommes sur un champ de bataille. Le sol est miné… ».
Penché sur le ventre ravagé du jeune soldat, le médecin ne voit plus celui-ci, ni plus rien de la situation réelle. En lieu et place il hallucine le champ de bataille creusé de cratères de bombes, truffé de mines. A ce moment il ne s’agit plus de métaphore. Comme le schizophrène il externalise son activité psychique et celle-ci devenue méconnaissable prend possession de la réalité. Cela ne ressemble plus à un champ de bataille, c’est le champ de bataille, cela signifie qu’on y risque sa peau pour de bon. Le geste, lui aussi délirant, suit la parole sans possibilité de retour réflexif, sans espace de pensée.
L’opposition de deux attitudes est totale. Elle se solde par la mise à l’écart de l’infirmière, consommant le brutal clivage de la dimension féminine du soin. Le contact est coupé entre l’infirmière impuissante et le médecin-général immergé tout entier dans son acte fou. Privé de cette dimension du féminin c’est en effet le soin qui devient « fou », qui se retourne en son contraire avec pour sanction la mort du jeune blessé qui, nous dit Cendrars, avait cessé depuis un long moment de gueuler, comme il avait dès le départ cessé d’exister en tant que sujet humain dans l’esprit du médecin. Le fait qu’il crie sa douleur n’avait-il pas de toute façon perdu toute importance ? D’un champ de bataille on n’attend pas qu’il se plaigne. Il faut pour oser penser cela, être l’Alfred Döblin de « Novembre 1918. Une révolution allemande », qui a su faire d’un champ de bataille un personnage doué de parole. Mais un personnage qui ne se plaint pas, qui se contente de prendre acte de la folie déchainée et qui accueille les morts.
Cendrars s’étend longuement sur la condition du petit berger, n’épargnant aucun détail dans la description du corps ravagé de ce très jeune homme, « un bleuet de la classe 15, presque un enfant, qui de surcroit n’a même pas eu le temps de combattre avant de recevoir au bas des reins 72 éclats d’obus qui l’ont, lui aussi, littéralement violé. Sa situation est faite de passivation et d’impuissance totale, de souffrance physique incessante et de terreur à l’approche des soins quotidiens de l’infirmière, minutieusement décrits eux aussi. Elle concrétise ce que l’on peut reconstruire des agonies primitives, des angoisses catastrophiques du bébé. Ce n’est pourtant pas, au moins jusqu’à l’irruption du médecin-général, la désaide, situation de détresse absolue où le sujet confronté à sa propre destruction ne peut plus espérer aucun secours ni même le concevoir. Il y a encore un espoir et il est tout entier concentré dans la belle figure de l’infirmière qui a obtenu de pouvoir poursuivre les soins alors que les médecins avaient condamné le jeune blessé. C’est elle qui perçoit une amélioration dans son état.
Cet espoir une fois perdu, le cri s’éteint comme on l’a vu : la vraie désaide est silencieuse. Et du moment de son extinction il ne sera parlé qu’au passé parce qu’elle n’a pas eu de témoin : « Mais cela faisait déjà un bon moment que le petit berger des Landes ne gueulait plus ». La perte du cri s’est passée hors-champ, elle n’a pas fait événement, personne ne l’a remarquée. C’est la mort physique qui refait à l’envers le chemin temporel et permet d’en supposer l’origine : il avait déjà cessé de crier bien avant. Le médecin manipulait une chair inerte et ne s’en apercevait pas.
Rien ne dit que si la visite d’inspection n’avait pas eu lieu le petit berger aurait guéri. Ce qui est sûr c’est qu’entre les mains du médecin-général il n’avait aucune chance. Le message pourrait être celui-ci : de même que le couple infirmière-médecin ici mis en scène est un couple inconciliable, de même la bisexualité psychiquement vécue et actualisable dans le soin est également condamnée.
Mais aussi : quand ce qui a été intégré de la bisexualité psychique dans le soin se trouve détruit le résultat n’est pas le retour à un état antérieur mais quelque chose de pire. Le petit berger ne subit pas simplement un soin maltraitant mais peut-être efficace, il meurt. C’est que le médecin-général n’est pas un Dr House (voir « Le déni de la douleur, son brusque épuisement ») qui se soucie de guérir sans se soucier d’aider. Il ne veut que justifier une paranoïa soignante qui comme toute paranoïa doit se trouver un ennemi à combattre, plutôt que d’activer chez son patient les forces de guérison. On dira que justement c’est la guerre, que les conditions sont exceptionnelles. Mais en plus quotidien qu’arrive-t-il à l’hôpital quand plusieurs médecins sont porteurs de conceptions différentes et veulent les imposer à leurs collègues au lieu de se soumettre aux faits cliniques ? Il arrive ce qu’énonce un dicton de salle de garde : quand les médecins s’engueulent les malades meurent.
Les conditions minimales du soin
Quelle est la condition nécessaire pour qu’il y ait hôpital, pour qu’il y ait soin ? Hôpital, soin, c’est-à-dire accueil et souci de l’autre et de sa souffrance appuyés sur une efficacité qui se déploie dans le concret. Il ne suffit pas de disposer de l’argent nécessaire et des professionnels possédant savoirs et techniques. Même quand l’argent manque et quand les compétences sont limitées, on peut encore soigner, nous en avons la démonstration tous les jours et je l’ai vécue. Ce sont les conditions humaines qui sont déterminantes. Quand la dimension du féminin, et par là-même la bisexualité psychique ont été attaquées, le cœur même du soin est menacé, et avec lui l’idée même de ce qui fait un hôpital, lieu de soin et d’accueil.
Destruction du féminin, destruction d’un hôpital
Le très beau film de Béla Tarr « Les Harmonies Werckmeister », conte onirique et parabole politique inspiré du livre de Lázló Krasznahorkay « Mélancolie de la résistance » établit un lien organique avec l’impossibilité du soin, représenté dans la scène impressionnante de la destruction d’un hôpital : une foule muette armée de gourdins marche dans la nuit vers un hôpital déjà bien délabré. Elle saccage les locaux et tabasse les patients, avant que ne l’arrête net la nudité d’un vieillard dressé devant elle, image de déchéance physique et d’impuissance qui pourtant suffit à annuler la violence collective. Alors, comme dégrisée, sortie de sa transe, ne sachant plus pourquoi elle était là, la foule repart comme elle était venue.
C’est le point d’orgue de la violence indifférenciée qui s’est déchainée sur la petite ville envahie de détritus où règne un froid anormal. Elle a eu pour point de départ l’arrivée d’une baleine géante exposée sur la place avec sa remorque sans porte. Cet événement a fait de la ville où jamais rien n’arrive, un enfer. Dans une interview (Libération 2-6-11) Krasznahorkay s’explique : la baleine engendre la tristesse, elle est belle et délétère, c’est un « miel mortel », dit-il. Le miel n’est pas là par hasard. C’est avec le lait le seul aliment complexe, élaboré, que la nature fournit. Sa vocation est de nourrir et nous ne faisons que nous substituer à son destinataire naturel. Dans toutes les terres promises des mythologies le lait et le miel coulent à profusion. Mais ce symbole de vie surabondante et gratuite, de mère inépuisable, peut s’inverser. L’oxymore du miel mortel évoque alors quelque chose du lait noir de Paul Celan. La tristesse dont parle le romancier est celle d’une perte collective intolérable, celle du féminin primordial, qui est bien au-delà, ou en deçà de la personne de la mère.
Quand la coupure du féminin a été à ce point radicale son retour brutal est un traumatisme qui déclenche violence et destruction. Pour le romancier, quand aucun espoir n’est possible, quand il n’y a pas d’ailleurs concevable et que le réel s’impose sans partage, il ne reste qu’une révolte proportionnelle au désespoir, c’est-à-dire totale. On assiste à la destruction radicale des conditions qui rendaient le soin possible. Il n’est pas artificiel que cette violence primitive, sans direction ni but trouve à la fois son paroxysme et son point d’arrêt dans la dévastation d’un hôpital. « Le bien n’atteint jamais le mal, dit-il encore, puisqu’il n’existe entre eux aucune forme d’espoir », puisque leurs sphères d’action ne sont pas les mêmes. Mais si le bien ne peut atteindre le mal, il devient du même coup impuissant à le contenir. C’est alors au mal qu’il faut s’intéresser, non pour se contenter de le dénoncer mais pour en débusquer en chacun de nous le secret travail.
Rester soignant
La parabole de Cendrars exprime un espoir. L’infirmière n’avait pu que s’effacer devant l’autorité, mais elle est là et continuera d’être là alors que le gradé ne fait que passer. Le féminin a pour lui la durée, il incarne le lieu secourable et qui le restera au bénéfice d’autres blessés. Les rapports du caporal Sauser avec l’infirmière Adrienne P sont complexes et ne se réduisent pas à un simple rapport soignant-soigné. Cendrars est amputé certes, mais c’est une amputation « simple » et « saine », peu de chose en regard des horreurs qui l’entourent.
Ce n’est qu’en passant qu’il se décrit recevant des soins. Ce n’est pas là l’important, et nous l’avons vu il n’est pas question pour lui d’être la source de la honte. En revanche il est le préféré de l’infirmière qui apprécie les récits de sa vie aventureuse et lui apporte les cigarettes de luxe qu’il apprécie. La relation s’inverse, c’est le blessé qui soutient la soignante triste et endeuillée « comme une mère qui vient de perdre son fils unique ». Cette inversion est vitale pour l’amputé qui dépend des soins de l’infirmière tout comme un bébé dépend des soins de sa mère. Il arrive que le bébé doive soutenir sa mère… pour garder une chance de ne pas être lui-même abandonné.
La soignante de son côté n’est pas coupée de sa propre vie psychique et peut demander de l’aide quand elle sent la dépression la gagner. Elle prête attention à la vie psychique de ses patients. Cendrars lui a donné une vraie épaisseur humaine. Elle n’est pas réduite à sa fonction. C’est ce qui l’incite à faire appel, pour l’assister dans les soins, au caporal Sauser dont elle a pu apprécier les capacités à faire le clown. Elle lui demande son aide non seulement pour elle-même, mais pour le petit berger, et aussi pour faire revenir à la vie un copain de chambre trépané et aphasique (clin d’œil peut-être, il présente bien des ressemblances avec le poète Guillaume Apollinaire). La soignante sait d’expérience que le psychisme peut aider à sauver le corps à travers le rire et l’activité. Mais cet appel aux forces de vie psychique serait évidemment futile s’il ne s’appuyait sur une réelle efficacité opératoire.
Les cris
Il est beaucoup question de cris dans ce texte parce qu’il est question de douleur et de détresse. Dès avant sa mort le cri du petit berger est voué à ne pas être entendu et va s’éteindre, dès lors qu’il a perdu son seul appui. Il y a eu d’autres cris, ceux qui « tiennent de la bête » et dont on ne sait plus, des quatre blessés de l’ambulance de campagne, de quelle bouche ils sont sortis. « On ne choisit pas toujours la bouche qui crie » écrivent Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (« Histoire et trauma. La folie des guerres » Stock 2004). D’autant que c’est le destinataire du cri, pour autant qu’il s’en trouve un, qui en position de Nebenmensch, d’humain proche, va conférer au cri sa dimension d’appel à l’autre en en reconnaissant en lui-même la trace. En lui répondant c’est lui qui en quelque sorte authentifie que ce cri est bien sorti de cette bouche, qui fait exister l’auteur du cri. Le caporal blessé, déposé sur un brancard dans cet hôpital de campagne se souvient d’avoir hurlé, ou peut-être l’a-t-il simplement imaginé pour qu’on vienne à son secours. C’est une main qui apparaît, puis toute la personne de sœur Philomène répond à ce cri qui n’a peut-être pas été poussé.
Un autre cri, des plus impressionnants, trouve place dans les textes que Cendrars a consacré à son expérience de combattant. Il me semble que Cendrars n’a jamais été plus proche de son propre vécu de désintégration que quand il décrit la mort du légionnaire Van Lees, cueilli en l’air et pulvérisé par un obus (« L’homme foudroyé », « Dans le silence de la nuit », Editions complètes Denoël).
« J’ai vu, j’ai vu de mes yeux qui le suivaient en l’air, j’ai vu ce beau légionnaire être violé, fripé, sucé, et j’ai vu son pantalon ensanglanté retomber vide sur le sol, alors que l’épouvantable cri de douleur que poussait cet homme assassiné en l’air par une goule invisible dans sa nuée jaune retentissait plus formidable que l’explosion même de l’obus, et j’ai entendu ce cri qui durait encore alors que le corps volatilisé depuis un bon moment n’existait déjà plus ».
La scène n’a rien de réaliste, avec ce pantalon qui retombe intact alors que le corps est pulvérisé, et il faut bien répéter quatre fois qu’on l’a vue et qu’on l’a vue, il faut la voir encore et encore… Notation exceptionnelle chez Cendrars, qui par ailleurs ne se soucie jamais d’être cru quand il dit avoir vu ce qu’il a vu, qui éconduit systématiquement ceux qui lui demandent des précisions. L’important, comme il le déclarera à plusieurs reprises, n’est-il pas pour lui de nous faire voir ? Mais elle est puissamment métaphorique et son pouvoir d’évocation est foudroyant : désintégration, mais aussi viol et castration, œuvre d’une invisible goule, ces vampires femelles qui passent pour séduire les mâles, côté mortifère du féminin.
Avec la mort du légionnaire Van Lees la honte est là, castration anéantissante, dans une vision traumatique suspendue, gelée hors du temps. De cette scène je retiens le cri qui, comme celui du petit berger dans la mémoire de l’écrivain, survit à son auteur, comme si « gelé en l’air » il était proféré en direction d’un temps à venir, d’un futur encore indéfini, comme si par delà la mort il demeurait en attente de destinataire. Longtemps après viendra le temps du dégel. Il faut parfois en passer par la bouche d’un autre. En 1943 Cendrars sort du silence littéraire de plusieurs années, petite mort psychique où le traumatisme de la deuxième guerre mondiale avait ramené avec lui ceux de la première. Il reprend la parole au moment même où il a trouvé à nouveau à qui parler, à qui adresser son cri personnel d’homme foudroyé: « Mon cher Peisson… ». Le livre qui porte ce titre commence par ces mots. Après une visite d’Edouard Peisson, réfugié lui aussi en Provence, les souvenirs de nuits de guerre reviennent et il se met à écrire. Il décrit ce moment comme un feu : « Et alors, j’ai pris feu dans ma solitude… ». Les cris suspendus, gelés en l’air, vont trouver leurs destinataires à travers l’écriture.
Un lieu où renaître
Dans « Rhapsodies gitanes », autre chapitre de « L’homme foudroyé » Blaise Cendrars décrit sa découverte émerveillée, au hasard d’une promenade à l’été 1917 alors qu’il est depuis peu revenu de la guerre, de la combe de Méréville. Ce sera le lieu de sa renaissance, de son retour à la vie. Déjà auparavant il avait transité par le monde féminin des gitanes de la zone où l’avait introduit son copain Sawo. Mais s’il pouvait y être accepté et y commencer son travail de réparation, il ne pouvait pas y créer, ce qui aurait impliqué une mise à distance dont il n’était peut-être pas encore capable.
Sa très belle description du lieu condense toutes les caractéristiques des lieux-origine vers lesquels on revient dans la répétition après-coup d’un voyage originel : lieu de renaissance qui a été le lieu même de la naissance, de l’origine. Le pied lui ayant manqué alors qu’il marchait dans les blés, il s’enfonce et roule au fond d’une faille. Ce qu’il découvre est une combe secrète, « une Suisse en miniature ». La Suisse est le pays natal. Remontant le filet d’eau qui s’élargit dans la végétation c’est comme s’il remontait les temps géologiques, dépassant des « cryptogames antédiluviennes » dans un paysage qui évoque toujours plus une vie surabondante.
C’est alors la rencontre avec deux symboles sexuels des plus explicites, deux champignons : le phallus nauséeux et la vesse-de-loup. Mais cette dernière s’entoure d’un symbolisme singulièrement inquiétant : un « terreau noir », une herbe « vénéneuse et hostile », un volume qui lui évoque une tête de mort. S’il y a là du féminin il est singulièrement mortifère. C’est après cette rencontre, cette scène primitive inscrite dans le paysage qu’apparaissent dans sa description les signes témoignant d’une activité humaine : les ruches, puis les cressonnières, un hameau, la grange qui va l’abriter.
Mircea Eliade a recensé de nombreux mythes de naissance au sein de la terre-mère. Les enfants sont censés venir du fond de la terre, des cavernes, grottes, fentes, crevasses, sillons, mares sources ou rivières. Les galeries de mines, les embouchures de rivières, grottes et souterrains sont les vagina de la terre-mère. Le labyrinthe est également assimilé au corps maternel. A l’inverse ces mythes sont évoqués quand il s’agit de faire ou de refaire, notamment de rétablir la santé, l’intégrité vitale. Dans ces lieux les enfants attendent à l’état d’embryons le moment de s’incarner. De nombreuses citations de la tradition européenne en font des lieux qui « apportent » les enfants. Des animaux, poissons, grenouilles ou cygnes les apportent. Les femmes deviennent enceintes en passant près de ces lieux. Plus prosaïquement on peut penser que la possibilité de s’y dissimuler en faisait des lieux d’intimité sexuelle, faute de mieux.
Dans « Le mas Théotime Henri Bosco met en scène Geneviève, « fille du vent » qui parle avec les êtres de la nature et ne veut pas s’approcher de la source. Elle dit que « près des sources on perd la raison », que « l’eau trouble les filles ». Le bassin où nagent des carpes éveille en elle une « singulière frayeur » quand elle s’en approche une nuit de lune. L’auteur parle de l’origine inconnue de ces eaux pourtant limpides mais d’une limpidité trompeuse car elles pourraient venir, « noires et lourdes de menace », de quelque caverne au sein d’une montagne.
C’est sans surprise que le néo-chamanisme urbain qui se développe aujourd’hui reprend cet imaginaire du retour à l’origine. Patrick Dacquay (« Le chaman blanc » Alphée JP Bertrand) décrit ses voyages : « une sorte de forêt primitive, évoquant un lambeau de forêt primordiale, avec de grands pins aux branches longues tombantes, des lianes multiples et des lichens impressionnants. C’est comme une coulée verte entre deux talus, un ancien sentier abandonné et retourné à la vie sauvage ». « La rivière chante entre les deux coulées d’arbres. Je monte dans ma pirogue et rame, guidant l’embarcation dans une descente douce d’abord, puis je franchis sans peine deux cascades torrentueuses. La rivière pénètre ensuite sous terre par un large boyau dont les murs sont comme éclairés par des sortes de lucioles, par des roches irradiantes (…) Le tunnel débouche sur un très grand lac souterrain dont je longe la rive en pagayant. Là, sur le bord, sont répandus les ossements des membres de ma tribu ». Il décrit la Fosse Arthour où, dit la légende, furent engloutis Arthur et Guenièvre : la Sonce, rivière tumultueuse se fraye un chemin entre des chaos rocheux impressionnants de part et d’autre d’une faille. Dans le gouffre de ce torrent le roi et la reine seraient en état de dormition dans des cavernes inaccessibles, la Chambre du Roi et la Chambre de la Reine. Dans cette scène primitive par-delà le temps ils ne font peut-être pas que dormir !
Les « enfants » qui viennent au jour seraient alors les deux textes que Cendrars dira avoir écrit là. « L’Eubage » et « La Fin du Monde filmée par l’Ange Notre-Dame », ce dernier texte dans la nuit de son 29ème anniversaire, sa « plus belle nuit d’écriture (comme on se rappelle sa plus belle nuit d’amour) ». Quant à « L’eubage-Aux antipodes de l’unité » c’est un texte unique, hors de tout genre, un des plus étranges qu’ait créé Cendrars. Chez les Gaulois le terme d’eubage désignait une classe intermédiaire entre les druides et les bardes, qui avait pour occupation la divination, l’étude de l’astronomie et des choses naturelles, arbres et forêts. « Aux antipodes de l’unité », formule qui annonce le projet de ce livre, journal d’une exploration hors des limites, annonce aussi le projet de l’écrivain dans sa renaissance : par la fausse autobiographie, fiction en première personne mais pas autofiction, il se diffracte en d’innombrables vies non vécues. Mais qu’importe dira-t-il avec raison puisqu’à partir de ce moment c’est l’œuvre qui constitue la vraie, la seule réalité où l’écrivain peut vivre, ce que nous appelons réalité n’en constituant qu’un cas particulier, et pas le plus intéressant.
Au terme du fantastique voyage de « L’eubage » le héros se dit prêt à revenir chez les hommes. « Ecrire ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. Mais rien n’est moins garanti ». Et en effet cette survie n’est possible que sous condition : le lien presque exclusif avec l’œuvre créée, une condition qui n’est jamais garantie en effet puisqu’elle ne vaut que ce que vaut l’œuvre.
Eviter le retour de la honte
Mais à quoi faut-il survivre ? A un sentiment de honte inscrit au plus profond de l’être. Dans cette tristesse dépressive, qui pourtant ne cède pas à l’effondrement, on peut reconnaître celle de la mère de l’auteur, une mère qui pourtant savait raconter des histoires à ses enfants. De même, dans la folie du médecin-général il y a en parallèle quelque chose de la folie paternelle, folie qui l’a conduit dans de ruineuses entreprises où il a entrainé toute sa famille. Le couple parental est là, présent, et à ce moment on reconnaît la trace des efforts du jeune Sauser pour le réparer.
Un Freddy Sauser devenu adulte n’y serait pas parvenu. Il se serait effondré psychiquement s’il avait poursuivi dans cette voie après les grands textes poétiques de 1912. C’est l’hypothèse d’Alain Ferrant qui suppose une impossibilité pour Cendrars à soutenir les enjeux de l’expression poétique (« Honte, culpabilité et traumatisme » Albert Ciccone et Alain Ferrant, Dunod 2008).
Il lui a fallu en passer par une transformation interne, donnant naissance à l’écrivain Blaise Cendrars. Il a du abandonner, et même pour une part renier sa production poétique antérieure pour inventer une nouvelle forme romanesque. Il se donne une tâche centrale qui est de faire barrage contre tout retour de la honte. De là le climat d’agitation qui caractérise l’œuvre. Les personnages, les différents « je » mis en scène par Cendrars agissent et savent, ils assument et ils risquent. Ils sont dans une position de maitrise permanente et dominent les situations, toujours à l’aise quel que soit l’interlocuteur. Comme je les ai bien connus les petits Cendrars de la cour de récréation… Ils parlaient haut, d’une voix aigüe qui cherchait toujours à se faire entendre. Leur papa était toujours très riche, champion de tennis, ils avaient fait le tour du monde… Il fallait les croire, comme on avait envie de les croire…C’est pourquoi sa lecture produit des effets antidépressifs certains. Elle « vous file le tournis, vous échauffe, vous émeut » (Jacky Durand, Libération 26-3-14). Un peu comme se faire secouer dans une attraction foraine pour chasser la tristesse. On peut la recevoir dans la position émerveillée de l’enfant qui écoute une histoire. En revanche les personnages réels dont il écrit la biographie romancée connaitront la ruine et la déchéance à l’image du Johann-August Suter de « L’or », ou la mort violente : c’est le destin de Jean Galmot (« Rhum »).
Mais Cendrars saisira souvent l’occasion de faire entendre que ce destin n’était peut-être pas le sien et que sa vraie nature était autre : il se décrira en réalité paresseux, un contemplatif jeté dans l’action et qui se regarderait agir. Mais le titre du recueil de ses poèmes « Du monde entier au cœur du monde », par le trajet qu’il dessine et qui est un retour, contient aussi l’espoir implicite du retour au temps d’avant le traumatisme. Pourtant après avoir abandonné la poésie pour d’autres modes d’expression, il a toujours entretenu la possibilité d’y faire retour[i]. Il a aussi entretenu le doute sur cette malle cachée on ne sait où, qui contiendrait peut-être des milliers de vers, et qui n’existe peut-être pas. « Au cœur du monde », au cœur de son monde intérieur il y aurait le noyau de mélancolie qu’il s’agit de ne pas retrouver. Cendrars choisit de l’enfermer tout en le rendant présent-absent, en annulant la question même de son existence réelle. Malle interdite d’accès car elle contient aussi la source du sentiment de honte.
[i] En témoigne peut-être la petite phrase, un peu ironique, intercalée dans certains de ses textes, parfois en dédicace : « Pauvres poètes, travaillons »
On voit là le point de rencontre avec Rimbaud, dont les spécialistes recherchent encore les poèmes qu’il aurait écrit après son abandon de toute vie littéraire[i]. Et plus largement avec les promesses adolescentes souvent enfermées dans une malle, souvent dans le registre du génie, je pense ici à la dernière nuit d’Evariste Galois écrivant fébrilement ses théorèmes avant le duel qu’il sait perdu d’avance.
[i] Cendrars était je pense très conscient de ce point de rencontre. Dans une « Lettre dédicatoire à mon premier éditeur » (Œuvres autobiographiques complètes T1) il dit ceci : « Et la poésie mes amis ? Elle se fiche de vous et Rimbaud s’est tu. C’est bien le seul tort qu’il ait eu et le seul reproche que je lui fasse. Un homme fort oublie son passé. II aurait dû revenir, se taire encore ou se remettre à écrire, mais alors tout autre chose ». Cendrars ne peut pardonner à Rimbaud de n’avoir pas su être « l’homme fort » que lui-même s’est appliqué à être.
La position psychique de Cendrars serait en cela l’antithèse absolue de celle d’un autre écrivain majeur du 20ème siècle, Franz Kafka chez qui la honte d’être est centrale, jamais niée ni contre-investie ou clivée. Lui aussi se diffracte dans ses différents personnages tout en écrivant au plus près de lui-même. Quand le Joseph K du « Procès » est finalement assassiné sans avoir pu même savoir de quoi on l’accusait ni voir le visage du juge, c’est « comme si la honte devait lui survivre ». Comme si elle avait toujours été là, sans début repérable dans la mémoire et donc sans fin, échappant au temps et à la mort.
Mais toujours la honte doit échapper au regard. Si Cendrars défendait activement l’accès à sa biographie (« je ne répondrai pas » avertissait-il les lecteurs en quête de détails), Kafka demanda à son ami Max Brod de brûler ses textes après sa mort. Max Brod ne le fit pas, mais n’était-ce pas là l’ultime tentative de l’auteur pour que la honte ne lui survive pas[i] ?
[i] Dans les souvenirs de Sonia Delaunay (« Sonia Delaunay magique magicienne » Dominique Desanti, Ramsay 1988) figure la dernière phrase laissée sur le papier par Blaise Cendrars, juste avant sa mort. Il y est question d’un oiseau sur le bord de la fenêtre… J’ai vérifié ensuite que lors de son départ de la maison familiale à quinze ans, relatée dans « Vol à voile » le jeune Frédéric Sauser s’échappa par la fenêtre. Relisant ce texte j’y perçois plus qu’ailleurs la honte inscrite par un père effondré, « pauvre, pauvre homme… », dissimulée sous les dehors flamboyants. Et je comprends mieux le besoin qu’avait l’écrivain de surinvestir cette honte dans ces accumulations de merveilles qui littéralement dès la première lecture à l’adolescence, me soulevaient de terre…
Dans l’œuvre de Cendrars la honte n’apparaît presque jamais comme telle, elle est retournée et transformée. Elle affleure pourtant en maints endroits. L’épisode de la barque du grec fait partie de l’épisode Génois de « Bourlinguer » (Œuvres Complètes Tome 6). Le narrateur embarque sur le bateau de Papadakis, un contrebandier en vin. Y sont déjà présents le mousse, un tout jeune homme, neveu du patron, et le bulgare, un personnage « ignoble » et perpétuellement ivre. Ce dernier éveille le dégoût, mais sans ressentir lui-même la moindre honte de sa déchéance. Les notations sont ici très crues. Ce « sale type » est un homme âgé. On le voit qui serre dans ses bras un tonneau de vin avec « des cris de jouissance », « comme s’il était en train de prendre le pucelage d’une fille ». « On voit se balancer son membre en forme de battant de cloche ».
Cendrars le méprise, mais avec son panache habituel il le défend contre son patron, tout en proposant son concours pour le passer par dessus-bord. Sa description éveille la honte que l’on ressentirait à surprendre malgré soi, à observer sans pouvoir s’en détacher une scène sexuelle dégradante. De fait le bulgare présentifie au grand jour ce qui se passe dans le secret de la cabine de Papadakis : le mousse sert d’objet sexuel au patron et ressent la honte de son état. Cendrars qui a d’emblée été séduit par sa beauté et l’appelle « Mademoiselle », a comme toujours saisi la situation d’un coup d’œil. Il réconforte le jeune homme et lui donne de l’espoir, comme il le faisait avec l’infirmière Adrienne P et avec le petit berger. Mais le mousse prend la défense de Papadakis qui est pourtant l’agent direct de son humiliation. Toujours celui qui éveille ou provoque le sentiment de honte doit paradoxalement être protégé par celui qui la ressent ou qui s’en défend.
La honte imprègne toute la situation dans cet autre lieu clos que représente l’embarcation. Elle est colorée de sexualité inavouable. Elle évoque l’horreur de toute situation passive et la difficulté à assumer un statut viril aux yeux du monde. La limite à préserver est que le narrateur, tout en percevant cette honte, qui de quelque façon le concerne, et en y réagissant, ne l’assumera jamais en première personne. Il l’assume pourtant à sa manière, en devenant le thérapeute de ce petit groupe humain, comme il avait du l’être de sa propre famille. « J’aime trouver l’homme, moi », déclarera-t-il. A ses yeux, même le bulgare, cet être répugnant, a ses raisons. Sa déchéance n’est pas sans cause, on s’en aperçoit quand il raconte son histoire, ayant trouvé l’oreille attentive du narrateur qui, comme tout bon thérapeute, a su accueillir toute sa destructivité sans s’en trouver lui-même détruit.
Le sentiment de honte et la maltraitance soignante
Celui ou celle qui est en contact avec des corps détruits percés, dénudés, manipulés, et qui a à s’en occuper doit ressentir le sentiment de honte, en être également pénétré. Mais s’il veut continuer à travailler il ne peut être question d’y céder. Et pourtant ne pas pouvoir en faire état est à la longue destructeur du soin et du soignant. C’est cela que doit avouer l’infirmière au caporal Sauser devenu son confident. Tout cela la « dégoûte », comme si elle vivait la honte par procuration. Ce n’est certainement pas le cas du médecin-général, qui n’en est pas indemne pour autant. Car on peut aussi se demander si le corps détruit du grand blessé n’a pas inspiré chez le gradé un obscur désir de l’anéantir une fois pour toutes, réduisant à rien d’un seul coup le travail habile et patient de l’infirmière, un travail dont lui-même aurait été bien incapable. La honte est là, flottant en l’air comme le cri de Van Lees en attente de destinataire, et chacun en fait ce qu’il peut.
Des forces psychiques très puissantes nous empêchent d’accueillir en nous de tels états de douleur-souffrance-impuissance globale, ceux qui éveillent le sentiment de honte. Un autre héros romanesque de notre époque, le Docteur Jivago a su en parler. Avec sa clairvoyance habituelle (dès lors qu’il ne s’agit pas de lui !) il ose parler de haine. Côtoyant les juifs persécutés pendant la révolution après l’avoir été par la guerre et le tsar, Jivago ne peut s’empêcher de les haïr malgré lui, alors que raisonnablement, il sait qu’il aurait lieu de les plaindre et qu’il devrait les aider. Lui qui en toutes circonstances reste thérapeute au point de s’oublier lui-même, s’en étonne. Une part de lui reste disponible, comme toujours, pour comprendre et analyser :
« Notre haine même repose sur une contradiction. Ce qui irrite c’est justement ce qui devrait émouvoir et disposer en leur faveur. Leur pauvreté et leur entassement, leur faiblesse et leur incapacité à répondre aux coups. C’est incompréhensible. Il y a là quelque chose de fatal »
Il s’ensuit que toute maltraitance soignante alimente le processus et prédispose à maltraiter plus, encore et encore dans l’accumulation des petites négligences et des douces violences. Cette fatalité est à l’œuvre partout où il y a mise en position d’infériorité… mais il n’y pas toujours un Jivago pour s’en étonner. Ce paradoxe est au centre de l’acte de soin, contradiction qui ne peut être résolue mais avec laquelle il faut vivre et travailler, qui est peut-être un de ses moteurs les plus sûrs. En revanche le simple fait de pouvoir regarder cette réalité en face et de pouvoir en parler a des effets déculpabilisants dans la mesure où les professionnels peuvent comprendre les sentiments, inadmissibles pour eux-mêmes, qu’ils ressentent dans certaines situations, face à certains patients.
Une fois de plus pour comprendre il faut aller aux extrêmes. Myriam David a analysé comment son expérience personnelle du monde concentrationnaire l’a mise en mesure de s’identifier à des états de « non-soin absolu » du bébé. C’est son intervention restée fameuse :
« A propos de l’absence de soin et de ce que le soin de Lỏczy apporte, je le crois au niveau de l’humanité, ce qu’on n’a pas dit, c’est que dans le phénomène des camps de concentration, ce qui a été dynamique dans le sens de la destruction, c’est le « non-soin » absolu. Le « non-soin » c’est l’absence de nourriture ou lorsque la nourriture est « dégueulasse », c’est la saleté « dégueulasse », ce sont les vêtements « dégueulasses », c’est l’épuisement, l’absence de sommeil. Et l’on n’a pas dit non plus que quand cela arrive au corps, l’âme s’en va. En tout cas, la psyché s’en va et on ne pense plus. Un corps maltraité ne peut pas penser. Il est abject. Il donne envie à l’autre de le mépriser, l’envie de le battre et de le détruire » (« Entretien avec Myriam David », « Les enfants de la colline des roses », Bernard Martino, JC Lattès Paris 2001)
En partant de sa propre détresse Myriam David a pu s’identifier à des états d’abandon absolu vécus par le bébé et élaborer des outils thérapeutiques face à l’extrême détresse des bébés de la pouponnière Parent de Rosan : « … Ce que j’avais tiré de l’expérience des camps pour la compréhension de la souffrance mentale : cela a été de toucher du doigt l’état d’extrême souffrance de ces bébés perdus et anéantis, de la refuser et d’en attaquer toutes les sources »
Avec Myriam David et après elle beaucoup de praticiens ont pu prendre ainsi conscience des enjeux psychiques du soin corporel donné au bébé, et finalement à tout âge dès lors que la situation vécue ramène à l’impuissance des débuts.
Il a fallu les expériences extrêmes de notre siècle, pour que certains puissent en dire et en faire quelque chose. Il n’y a peut-être pas de quoi dire merci, et libre à ceux qui le veulent d’y discerner un plan caché. L’association qu’elle a osé faire entre une subjectivité collective et l’Histoire replace la question du soin dans le champ politique.
(Ce texte doit beaucoup à une intervention publique du psychanalyste Alain Ferrant, que je tiens à remercier)
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