Quand je travaillais en médecine, si un traitement pouvait guérir la maladie en tuant à coup sûr le malade, nous évitions ce traitement, même s’il n’y en avait pas d’autre.
Si on ne peut interpeller quelqu’un qu’en lui en enlevant la vie, faut-il l’interpeller ou y renoncer? Le but est-il d’interpeller coute que coute ou de tuer?
Cette question m’amène à ce qui me semble être le non-dit de toute cette affaire : il y a là, me semble-t-il, une affaire d’attentes réciproques. Le fonctionnaire de police attend de la personne qu’elle consente à être interpellée et s’immobilise. Si la réaction de la personne est autre le fonctionnaire de police ne comprend pas et ni son règlement ni sa formation ne lui disent comment se comporter en pareil cas. Il est pris dans un piège tragique.
Je pense que parmi les personnes que l’on interpelle certaines ont changé. Ce changement est subtil mais un de ses effets est de préférer jouer sa vie plutôt que se rendre à l’autorité. Personne n’analyse ce changement, et c’est une tâche qui me dépasse. Mais je sais qu’un règlement maintenu sans changement alors que les conditions ont changé amène à des tragédies et à des morts.
Je m’aperçois pourtant que j’ai omis un aspect de cette affaire où chacun escompte un comportement de l’autre, alors qu’il va se passer autre chose. Qu’est-ce qui conduit la personne interpellée à prendre un tel risque ? Une hypothèse entre autres : elle est persuadée que le fonctionnaire de police n’ira pas jusqu’au bout, relâchera sa pression, le laissera respirer avant qu’il ne soit trop tard. Elle ne peut supposer ce qui va pourtant arriver. Pourquoi le croit-elle ? Peut-être ne peut-elle pas supposer que le fonctionnaire de police n’a plus en vue que l’accomplissement de sa tâche, et va tout interpréter en fonction de cela. Ainsi le geste de détresse deviendra-t-il résistance à l’autorité et justifiera une pression plus forte. Avec la répétition de telles situations viendra la nécessité pour un corps professionnel d’empêcher leur reconnaissance et aussi de s’en protéger soi-même pour ne pas avoir à y faire face. Ainsi le système du déni devient fou : répondre est un outrage, esquisser un geste de défense est une rébellion, etc… Tout cela justifiant d’autres violences, d’autres dénis…
En repensant à ce qu’il en est de préférer jouer sa vie plutôt que de se soumettre je me suis souvenu des enfants dont je m’occupais comme anesthésiste. Il fallait leur faire accepter de respirer dans le masque d’anesthésie, une circonstance assez stressante pour la plupart des enfants : objet impressionnant, odeur désagréable, sensations inconnues… Et ceci malgré les efforts déployés pour rassurer l’enfant en lui parlant ou en chantant, ou en faisant de ce moment un jeu. Mais avec certains enfants les choses étaient assez différentes. Ils ne me semblaient pas particulièrement angoissés de sorte que tous mes efforts de réassurance tombaient à plat. Ils ne pleuraient pas, ils n’appelaient pas leur maman, mais ils me combattaient de toute leur énergie, moi et mon masque. Je ne pouvais pas non plus les raisonner, tenter d’obtenir leur coopération, cela ne servait à rien. Ils ne lâchaient pas et semblaient décidés à vendre chèrement leur peau. Mais il fallait bien que l’anesthésie se fasse pour que l’enfant puisse être opéré.
Comme mes collègues en pareil cas j’étais conduit, sans en être bien fier, à une certaine violence physique sous forme de contention que j’essayais de limiter au strict nécessaire. L’enfant n’était pas content et me le faisait savoir dès son réveil, et les choses s’en tenaient là. Mais dans un centre hospitalier il arriva qu’un enfant se retrouve sévèrement handicapé suite à cette application de masque dans un but d’analgésie pour un acte médical simple. Simplement personne ne s’était aperçu que la bouteille de mélange gaz analgésiant-oxygène était vide ! L’enfant avait étouffé sous un masque étanche fortement appliqué sur son visage mais qui ne délivrait pas d’oxygène, qui en fait ne délivrait rien. Ses manifestations d’asphyxie avaient été confondues avec un simple manque de coopération, et la présence de son père à ses côtés n’y avait rien changé. Il n’avait pu faire entendre que quelque chose n’allait pas. L’affaire avait donné lieu à l’époque à décision de justice et indemnisation. Les dires des soignants responsables de ce drame avaient montré une centration excessive et exclusive sur le geste technique et une cécité à ce que manifestaient l’enfant en détresse et son père. Le sentiment de la tâche à accomplir coute que coute avait été plus fort que tout. Bien sûr pour qu’une telle catastrophe se produise il faut en général le concours de plusieurs causes : effectivement on découvrit le matériel d’analgésie n’avait pas été préalablement vérifié…
J’ai aussi trouvé ceci : dans la littérature odontologique des années 80 la manœuvre « hand-over-mouth » (main-sur-bouche), connue sous l’abréviation banalisante HOM, était validée et courante aux USA avec les enfants « difficiles » pour les obliger à faire silence. En 1988 encore, plus de la moitié des dentistes des USA déclaraient y avoir recours… En 1992 une lettre à une revue spécialisée rapporta deux cas : pétéchies et ecchymoses, perte de conscience avec perte d’urine, tout cela témoignant d’une asphyxie avancée. On pouvait trouver ceci dans la littérature spécialisée : « une fois de temps en temps les narines d’un patient peuvent être obstruées jusqu’à ce qu’il manque vraiment d’air, comme indiqué par la coloration de sa peau »…
La mort de Cédric Chouviat, celle d’Adama Traoré ne sont pas les premières à se produire dans ces circonstances. En mai 2010 dans le journal Libération il y avait cela : suite à un banal contrôle d’identité un homme est ceinturé de dos par des policiers qui lui font une clé au cou, qu’ils maintiennent un moment. Ils ne s’aperçoivent pas que l’homme est déjà mort ! « Nous avons dû utiliser une grande force pour le maitriser, déclarent-ils, car il était très excité ». « Nous n’avons fait que des gestes réglementaires qui, pour nous, ne pouvaient être la cause de son malaise ». Ils ont fait valoir, comme en ce moment, que c’est une technique enseignée dans les écoles de police et qu’elle porte un nom, l’immobilisation ventrale. Un euphémisme : il ne s’agit pas d’immobiliser mais d’empêcher la respiration (et en ce moment l’accent mis sur la clé d’étranglement a pour effet d’occulter une autre partie du problème : il n’y a pas besoin de clé pour produire l’asphyxie, la pression prolongée de plusieurs hommes sur le thorax le fait aussi bien). Les gestes de défense désespérés, puis probablement les convulsions du sujet en cours d’asphyxie avaient été mal interprétés : les policiers y avaient vu un signe de résistance et non une détresse vitale. Ils avaient donc augmenté la pression sur les voies respiratoires au lieu de la relâcher. Ils se sont représenté un sujet dangereux par sa violence, alors qu’il était en train de mourir. Une fois le sujet asphyxié et inconscient les signes évidents de la mort clinique avaient été ignorés par les policiers alors que des témoins de la scène les avaient perçus et avaient protesté. Qui ne peut se représenter son acte ne peut pas non plus en voir les conséquences. Il y eut aussi le cas de Lamine Dieng (17-6-2007), celui de Babacar Gueye, celui d’un adulte autiste en 2014. Au moins cinq décès et une condamnation par la Cour Européenne de justice en 2007.
On retrouve dans tous les cas connus le même défaut logique, repérable dans les déclarations après-coup : ce qui est nié a priori c’est que les gestes réglementaires, ceux qui ont été appris, peuvent éventuellement tuer. Ce lien occulté il devient impossible de se poser la question suivante : si l’on ne peut maitriser qu’en supprimant la vie, ne faut-il pas renoncer à maitriser ? Cette question, si on se la posait, ouvrirait sur la nécessité dans certains cas de désobéir, de ne pas suivre les routines apprises. La dés-identification d’avec la victime est précipitée par le facteur matériel, positionnel : la perte du regard du fait de la position des personnes qui ne peuvent se voir de face, le masque qui couvre le visage et transforme la voix, un autisme qui rend difficile le déchiffrage de l’expression faciale… Nous savons que l’identification empathique à l’autre, qui normalement permet de comprendre que quelque chose ne va pas et de venir en aide, passe par la perception du visage. Bien des philosophes nous l’ont dit.
Vous aurez remarqué, cher(e)s lecteurs et lectrices, que mon point de vue est limité. Je sais qu’actuellement beaucoup de gens sont indignés de ce qui se passe, je le suis aussi, et c’est bien que cette indignation s’exprime. Mais je n’ai pas voulu parler depuis mon indignation. Je cherche le sens de tout cela s’il y en a un. Je perçois les fonctionnaires de police avant tout comme des professionnels même si on peut les voir autrement. Je leur fais ce crédit et ne m’occupe pas ici de savoir s’il faut être « pour » ou « contre » les policiers ou si telle ou telle option politique ou raciste favorise de tels drames, même si je sais que tout cela existe. Le rapprochement avec l’anesthésie pourra vous paraitre incongru. Il m’a permis de comprendre, à partir de quelques scènes vécues ou dont j’ai eu connaissance, que l’accomplissement de la « tâche » ne saurait être un absolu, et que seule une présence à soi (à soi et pas seulement au « geste » et à sa technique, fût-elle apprise et validée, à soi et pas seulement au groupe) permet dans certaines situations de ne pas être maltraitant, de ne pas tuer.
Le 16-6-2020